Qualité de vie au travail : le taylorisme a-t-il encore de beaux jours devant lui 

Article de Hubert Gaspard, Directeur adjoint – Direction des études, Ecole des hautes études en santé publique, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Les « badgeuses » qui permettent de chronométrer précisément le temps de travail des employés restent présentes dans un certain nombre d’entreprises.
Antonio.li / Shutterstock

 

Dans la perspective d’accroître la productivité du travail, les économistes, ingénieurs et scientifiques se sont attachés au début du XXe siècle à améliorer l’organisation du processus productif. Deux ouvrages vont notamment participer à généraliser les principes d’organisation du travail avec le développement de l’industrie et la mécanisation :

Centre-histoire.sciences-po.fr
  • Le premier ouvrage a été écrit par un Français, Henri Fayol, qui est aujourd’hui considéré comme l’un des fondateurs des sciences de gestion et du management. Né en 1841, il a été ingénieur diplômé de l’école des Mines de Saint-Étienne et a fait toute sa carrière dans la Société industrielle et minière de Commentry-Fourchambault. Pragmatique, il s’attachait à proposer des solutions concrètes issues des dysfonctionnements constatés sur le terrain. Il a décrit dans « Administration industrielle et générale », paru en 1916, les règles de gestion et d’administration de l’entreprise. Il a par exemple souligné que l’efficience des organisations repose sur la division du travail, l’unité de commandement, l’ordre ou la discipline.

 

  • Le deuxième ouvrage a été rédigé par un Américain, Frederick Taylor. Né en 1856, il était également ingénieur. Dans son ouvrage « The Principles of Scientific Management », paru en 1911, il a décrit les modalités d’organisation du travail. Déçu par la lente évolution de la productivité à la fin du XIXe siècle, Taylor s’est engagé dans des expériences d’organisation du travail, consistant à segmenter les tâches des ouvriers. Taylor a donné son nom au « taylorisme », qui repose sur une double division : une division verticale du travail entre les ingénieurs « qui pensent » et les ouvriers « qui exécutent », et une division horizontale du travail avec une segmentation des tâches pour permettre à chacun de se focaliser sur une tâche et éviter la déconcentration et les doublons.

Taylor rapidement contesté

Les travaux qui ont été menés par la suite visaient à accroître la productivité du travail tout en gommant certains reproches faits aux principes de Taylor : tâches répétitives et inintéressantes, absentéisme, malfaçon, etc. Ces limites ont d’ailleurs été dénoncées avec brio et humour dans le film « Les temps modernes » de Charlie Chaplin en 1936.

Extrait du film « Les temps modernes » (1936).

Dès les années 1930, en réaction aux excès du taylorisme dénoncés par les ouvriers/travailleurs (exploitation, manque de sens, productivité à outrance) et aux conséquences de la crise économique de 1929, un mouvement intellectuel, l’école des relations humaines, s’est interrogé sur l’importance des facteurs d’ambiance et relationnels sur le rendement. La dimension « ressources humaines » va alors progressivement être intégrée dans le management et le fonctionnement des organisations, avec notamment les premiers travaux destinés à évaluer l’impact des relations humaines sur la productivité des personnels.

Ces travaux sont venus en contrepoids des principes d’organisation de Taylor qui ne prenait en compte que les techniques et les conditions matérielles du travail pour améliorer la productivité, au prix d’un isolement du travailleur. L’idée des recherches de l’école des relations humaines était d’étudier l’impact de certains avantages pour les employés dans le cadre taylorien (évolution des carrières, salaires corrects, environnement de travail, horaires, sentiment de sécurité sur son lieu de travail, sécurité de l’emploi, etc.).

Une problématique scientifique ou sociologique ?

Des différentes expérimentations menées, il en est déduit l’importance de la motivation sociale sur le comportement et la performance des travailleurs, ceux-ci étant en attente de reconnaissance et de considération dans les relations interpersonnelles. Cela a notamment été théorisé par Abraham Maslow à travers sa pyramide des besoins sur la motivation. Cette pyramide montre l’importance d’autres besoins que les besoins « primaires » (se nourrir, disposer d’un logement), par exemple le besoin d’appartenance ou d’accomplissement.

Plus tard, dans les années 1960 et 1970 le constructeur japonais Toyota a développé le Lean management avec la volonté de concilier une approche taylorienne et une approche participative des salariés. L’idée était alors d’améliorer l’efficience de l’entreprise par l’implication de tous les employés. Dans une démarche de Lean management, ces derniers travaillent ensemble à la recherche de solutions aux dysfonctionnements rencontrés de manière à ajouter de la valeur avec le moins de gaspillage possible. L’objectif du Lean management et des travaux de Fayol ou de Taylor reste le même, à savoir améliorer les gains de productivité. Mais la méthode diffère dans le sens où elle pose la question fondamentale de la place du salarié dans la définition de l’organisation du travail. Elle renvoie donc à une problématique essentielle : repose-t-elle sur une conception scientifique ou sociologique du travail ?

Le taylorisme résiste

Une récente étude de l’institut Sapiens chiffre le coût de l’absentéisme à 107 milliards d’euros en France soit 4,7 % du PIB.

Ce niveau très fort d’absentéisme trouve ses origines dans de nombreux facteurs. Elle pose le question des charges de travail, du management, des organisations du travail pouvant reposer sur des règles contraignantes appliquées sans discernement, par exemple le badgeage ou le chronométrage des tâches des employés.

Des études, et notamment le rapport Gollac publié en 2011, ont montré le lien existant entre organisation et management avec des risques d’accroissement du risque des pathologies pouvant atteindre 50 % à 100 % en cas d’exposition aux facteurs psychosociaux au travail. Il est admis aujourd’hui que l’environnement du travail contribue au développement des maladies cardio-vasculaires, des troubles musculo-squelettiques ou maladies mentales (dépression).

Pour autant les organisations de travail délétères perdurent sous l’effet de plusieurs contraintes. Le développement du commerce à l’échelle de notre planète se réalise dans un environnement mondialisé et fortement concurrentiel qui nécessite la recherche d’organisations efficientes et performantes. Les entreprises sont parallèlement confrontées à des exigences très fortes des consommateurs. Elle standardisent leur process afin de répondre aux démarches qualité. Il est à ce titre troublant de constater que, pour faire face aux enjeux de compétitivité, les entreprises se tournent plus facilement vers une vision taylorienne descendante (procédures, process) plutôt que d’investir dans des ressources créatrices et imaginatives. La vision « scientifique » reste donc encore très présente. Au détriment d’une approche plus sociologique ou sociale.

La RSE, un avantage concurrentiel

Certaines entreprises dites « libérées » essayent de modifier cette réalité en développant l’autonomie, la participation ou la polyvalence. Cela explique notamment le développement depuis plusieurs années des « démarches RSE » (Responsabilité sociale des entreprises). Des études ont été réalisées permettant de cibler les avantages d’une telle démarche notamment s’agissant de la mobilisation des salariés et du bien-être du personnel. In fine, cela procure un avantage concurrentiel.

La gestion des ressources humaines doit donc être placée au cœur de la stratégie des organisations en promouvant plusieurs axes de réflexion :

  • La qualité de vie au travail, pour créer une ambiance et un climat propices à l’innovation, l’ingéniosité, l’implication personnelle ;
  • La conciliation vie privée, vie professionnelle, afin de respecter les priorités de chacun ;
  • La gestion des compétences et la formation, pour permettre aux salariés d’évoluer dans leur vie professionnelle et les aider à s’adapter aux exigences du monde du travail ;
  • Les relations sociales, levier de démocratie interne complémentaire du management.

Il est intéressant de noter que ces thèmes figurent systématiquement dans les nombreuses Lois sur le travail et l’avenir professionnel votées en France par le parlement, quelle que soit la majorité au pouvoir depuis 10 ans. Cela traduit une volonté de la puissance publique de peser sur la qualité de vie au travail. L’évolution viendra également d’une prise de conscience collective au sein de l’entreprise autour du travail et de sa soutenabilité pour les salariés. Pour rendre le monde du travail comme un facteur d’intégration et d’épanouissement.The Conversation

Retour à la Bibliothèque