Performance ou robustesse, une fausse alternative

Article paru sur le blog de Philippe Silberzahn le 30 juin 2025

 

Dans un monde gagné par l’envie de décroissance, la performance a mauvaise presse. Elle est suspecte du point de vue moral. On lui préfère la robustesse, synonyme de sobriété et de sécurité dans un monde très incertain et dangereux. Pourtant, comme toutes les dichotomies, elle masque une réalité complexe qui est que l’une ne peut aller sans l’autre.

 

Il est devenu presque indécent de parler de performance quand on parle de management. La quête de performance est accusée de tous les maux dont souffre notre société. Elle est présentée comme une fuite en avant qui épuise les hommes et les ressources. Il faudrait lui préférer la robustesse: : une capacité à encaisser les chocs, à survivre dans l’incertitude, à préserver des marges de manœuvre plutôt que d’éliminer toute forme de redondance. Ce modèle, plus modeste, plus prudent, cherche à construire des organisations ‘résilientes’ plutôt que des machines optimisées jusqu’à l’extrême. Dans cette perspective, la robustesse est vue comme une condition de la durabilité, alors que la performance serait, au fond, une stratégie de court terme menant à une impasse. Elle serait moralement suspecte, alors que la robustesse serait la vertu même. Opposer performance et robustesse est pourtant un faux débat. Tout système doit être à la fois performant et robuste.

 

Tout système doit être performant

 

Tout système doit être performant parce qu’un monde sans performance serait épouvantable. Pour comprendre pourquoi, il importe de définir ce qu’on entend par performance. Le terme désigne d’abord pour un système le fait de répondre à sa raison d’être. Un hôpital est performant s’il soigne les malades. A cette aune-là, personne ne veut, en pratique et dans la vie réelle, être confronté à une organisation non performante: être soigné dans un hôpital défaillant, acheter une voiture de mauvaise qualité, faire ses courses dans un centre commercial mal approvisionné, arriver dans une chambre d’hôtel sale, etc. C’est de la performance des hôpitaux que nous attendons notre santé, de celle de la police notre sécurité, de celle de l’éducation nationale notre éducation, de celle de l’hôtelier nos vacances réussies, de celle du commerce notre alimentation, etc. Le ‘paradigme de performance’, tant décrié de nos jours, c’est d’abord cela: des institutions qui fonctionnent. Essayez sans, vous verrez.

 

La performance se définit aussi souvent comme un rapport entre ce qui est produit et ce qui est consommé, c’est à dire les ressources. Une bonne performance, c’est faire le plus possible (ou le mieux possible) avec le moins de ressources possible. Ici la performance est la condition de survie, mais aussi de création de richesse sans laquelle l’organisation ne peut durer. La performance d’une organisation est donc aussi une condition de la robustesse.

 

Le prix de la non-performance

 

Une entreprise non performante est anti-sociale ; elle vit aux dépens de la société au lieu d’y contribuer. Elle fait supporter le coût de sa non-performance à ses actionnaires, qui auraient pu investir ailleurs de façon plus profitable, mais aussi à ses employés, qu’elle paie moins qu’elle ne pourrait, et à la société tout entière : elle verse moins de cotisations sociales et paie moins d’impôts. Elle reçoit éventuellement des aides publiques pour survivre. Si elle est amenée à licencier, les indemnités chômage seront prises en charge par la collectivité. Par ailleurs, par sa sous-performance, elle peut pénaliser d’autres entreprises, notamment en mettant en difficulté ses fournisseurs ou ses concurrents en cassant les prix pour survivre. Enfin, elle tire mal parti du travail de ses collaborateurs, et pénalise donc indirectement d’autres entreprises, où ceux-ci auraient pu être plus efficaces, et donc la société tout entière. Plus généralement, en fabriquant des produits qui ne se vendent pas, ou en les fabriquant de façon non efficace, elle gaspille les ressources, y compris les ressources naturelles, de la société.

 

Une organisation non performante est également néfaste pour ceux qui y travaillent. Il suffit de parler aux agents hospitaliers, au personnel de l’éducation nationale ou à celui d’une entreprise en difficulté, pour mesurer combien la vie quotidienne dans une organisation non performante est déprimante et usante. De même que personne ne veut dépendre d’une organisation non performante pour les actes de la vie, personne non plus n’aime travailler pour une telle organisation.

 

Bien-sûr, la recherche de performance est parfois faite de façon idiote. Certaines entreprises sacrifient la qualité de leurs produits ou diminuent leur budget R&D, pour augmenter leur performance financière. Le sacrifice du long terme pour un gain à court terme est toujours une tentation pour elles (et pas seulement pour elles: c’est vrai aussi pour les administrations publiques), mais celles qui le font ne durent pas longtemps et sont plus ou moins rapidement sanctionnées par le marché. D’autres trichent, et elles sont sanctionnées par la loi. Du moins si cette dernière… est performante. Quand on critique la performance, c’est souvent à ce type de comportement que l’on se réfère.

 

L’enjeu de la robustesse

 

Bien entendu, tout système doit également être robuste au sens où il doit se protéger. Il doit être capable d’encaisser des chocs et continuer à fonctionner. Cela signifie qu’il faut accepter des redondances, des marges de manœuvre, des ressources disponibles en cas de besoin. C’est pour cela qu’on a des extincteurs dans les salles et des stocks de masques en cas d’épidémie quand le service public de santé est performant. Oups, pardon.

 

Mais un système ne peut pas se contenter d’être robuste, c’est à dire de n’avoir pour seul objectif que de survivre et donc de se limiter à son utilité propre. Aucun système vivant ne fait cela, aucun système humain non plus. Tout système doit être à la fois robuste et performant: robuste, parce qu’il doit se préserver par une démarche de prudence, et performant parce que la robustesse ne peut tenir lieu de principe de vie. Une organisation, ou un individu, qui ne fait que se protéger, finit rapidement par mourir. Pour ne prendre qu’un exemple, la redondance, une des techniques de base de la robustesse, est extrêmement coûteuse. Elle conduit à de nombreux gaspillages. La sur-protection aussi.

 

Réconcilier performance et robustesse

 

Plutôt que d’opposer ces deux concepts, il faut les réconcilier. Il n’y a pas de robustesse sans performance, et pas de performance sans robustesse. Les deux s’alimentent mutuellement. Un système non performant ne peut être robuste, car il gaspille des ressources et ne remplit pas sa raison d’être. De même, un système qui ne conçoit la performance sans inscription dans le temps et sans intégrer de dimension de robustesse ne peut durer dans le temps. La performance, à condition qu’elle ne soit pas à courte vue, est le meilleur gage de robustesse. Vive la performance!

 

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