Mythes et réalités de l’entreprise libérée
05 Fév 2020
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Nathalie Raulet-Croset, IAE Paris – Sorbonne Business School; Ann-Charlotte Teglborg, ESCP Europe et Patrick Gilbert, IAE Paris – Sorbonne Business School
Qui n’a jamais entendu parler des entreprises dites « libérées » ? Depuis quelques années, ce mouvement suscite un fort engouement médiatique, et de nombreux débats. Il est porté par le succès de quelques promoteurs talentueux qui ont pris la plume pour convaincre de son originalité et de ses atouts. Ce sont en particulier des dirigeants de certaines de ces entreprises, comme l’ancien patron de la fonderie Favi, Jean‑François Zobrist (voir le film de François Maillard), ou le président de Chrono Flex, entreprise spécialisée en flexibles hydrauliques, Alexandre Gérard. Ce sont aussi des analystes et observateurs convaincus par ces expériences, comme Isaac Getz et Brian Carney, qui les ont étudiées et ont publié des articles et ouvrages dès 2009 sur ce sujet.
Le phénomène a pris une ampleur considérable, qui dépasse aujourd’hui très largement le cercle de ces premiers spécialistes. À l’heure où la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP), publie un « recueil de bonnes pratiques » inspiré du mouvement des entreprises libérées, et destiné à orienter les changements à venir dans l’administration publique, il est urgent de s’interroger sur le fond : où en est aujourd’hui ce mouvement ? Que faut-il en penser ? Ce modèle est-il réellement novateur ?
Commençons par essayer de définir cet objet mal identifié :
Pour Isaac Getz, professeur à l’ESCP Europe, le terme entreprise libérée désigne :
« Une forme organisationnelle dans laquelle les salariés sont totalement libres et responsables dans les actions qu’ils jugent bon – eux, et non leur patron – d’entreprendre ».
Face à ce mouvement, des critiques se sont élevées. Certains y voient un simple phénomène de mode, d’autres une imposture, et certains sociologues du travail considèrent même qu’il s’agit d’une nouvelle idéologie managériale, source au contraire d’aliénation !
Mais qui sont donc ces « Entreprises libérées » ? En France, celles que l’on cite le plus spontanément, ce sont des entreprises de taille intermédiaire : le fondeur Favi – c’est lui qui a fait figure de pionnier – et le dépanneur de flexibles hydrauliques, Chrono Flex donc, ou encore le biscuitier Poult. Les noms d’autres entreprises, beaucoup plus grandes celles-là, sont parfois aussi mentionnées comme étant « sur le chemin de la libération », sans qu’elles-mêmes revendiquent d’ailleurs cette expression. Il s’agit par exemple du groupe de prêt-à-porter, Kiabi, de l’enseigne de distribution d’articles de sport, Decathlon, ou encore du fabricant de pneumatiques, Michelin.
Il nous semble important, pour mieux comprendre le phénomène, de ne pas se cantonner aux discours sur ces organisations, mais d’interroger ce qui s’y « pratique », de les regarder en quelque sorte de l’intérieur. Nous avons mené une telle recherche de l’intérieur, sur trois ETI pionnières, qui sont d’ailleurs souvent présentes dans les discours sur ces entreprises. Il s’agit de Favi, Poult et Chronoflex, que nous avons étudiées entre 2012 et 2015.
Dimensions nouvelles
Qu’y avons-nous observé ? Tout d’abord, les structures y sont aplaties, les titres et marques statutaires effacés, et la ligne hiérarchique est raccourcie. Ensuite, les équipes d’opérateurs sont responsabilisées sur un ensemble d’activités et la technostructure et les fonctions de support sont allégées.
Qu’en pensent les employés ? Dans l’ensemble, cela apparaît plutôt positif aux opérateurs, ouvriers, employés et techniciens que nous avons interrogés ; d’autant plus que ces trois entreprises, qui ont toutes été confrontées à des difficultés, ont obtenu à la suite de ce processus des résultats économiques confortables, résultats qu’elles ont partagés avec ces différents acteurs.
Enfin, nous nous sommes posé la question du caractère novateur du modèle. Il nous a semblé à la fois moins révolutionnaire que ce qu’en disent ses promoteurs, mais quand même novateur. Moins révolutionnaire, car, si l’on se situe dans l’histoire de la théorie des organisations, on pourrait le considérer comme un fruit tardif de l’école des relations humaines, ce courant né à l’époque de la crise économique de 1929.
D’ailleurs, l’un des auteurs de référence qui est abondamment cité par les adeptes de la libération des organisations est justement un chercheur de l’École des relations humaines, le psychologue Douglas McGregor, qui a opposé deux styles de management avec les fameuses « théorie X » et « théorie Y ». En outre, le modèle de la libération n’est pas sans rappeler un autre courant, celui du management participatif pour lequel il y a eu un fort engouement dans les années 1980, jusqu’à ce qu’il tombe dans l’oubli.
Il y a pourtant des dimensions nouvelles dans le modèle des entreprises libérées. En particulier, nos analyses montrent un renouvellement des formes de participation. Dans nos trois entreprises, la participation n’est pas une simple parenthèse dans l’activité de travail, et n’est pas non plus limitée à certains cercles dans l’organisation. Au contraire, sa mise en œuvre est extensive, elle est un mode de fonctionnement par défaut qui s’impose à tous, à tous les niveaux de l’organisation.
Un modèle durable ?
Une autre nouveauté concerne l’accent mis sur la démocratisation de l’innovation, et plus largement sur la stimulation de la dynamique entrepreneuriale. Enfin, le rôle des dirigeants est également clé : ils se mettent volontairement en retrait, refusent de prendre part aux décisions opérationnelles, ce qui de facto suscite la prise de décision collective et la participation. Le dirigeant se concentre sur la stratégie, le développement d’une culture et d’une vision.
Pour conclure, on peut toutefois se demander si ce renouveau de la participation ne risque pas de subir le même sort que le management participatif des années 1980…
On se souvient qu’à l’époque, il était resté circonscrit dans notre pays à quelques équipes à durée de vie limitée, car il avait buté sur une série d’obstacles, suscitant des critiques. Du côté des dirigeants, ce qui avait fait obstacle était la crainte d’une résistance passive et de la perte de temps dans la prise de décision. Et du côté des salariés, certains y avaient vu une manœuvre antisyndicale et une récupération des logiques de régulation informelle existantes.
Le modèle des entreprises libérées peut-il donner lieu à des formes de participation plus durables ? Il est trop tôt pour le dire, mais nous avons identifié certains écueils, qui pourraient freiner son développement, et dont il convient certainement de se méfier pour qui veut s’inspirer de ce mouvement.
En premier lieu, la participation s’appuie sur l’autorégulation par les pairs ; mais cela crée des situations de conflit, et peut conduire à des blocages lorsque les dispositifs de régulation de ces conflits n’ont pas été prévus. Ensuite, l’appel à la liberté crée des logiques d’engagement contrastés : si elle fait émerger des leaders informels et stimule l’esprit d’entreprise de quelques-uns, elle met aussi d’autres membres plus à l’écart. Enfin, l’aplatissement de la structure hiérarchique conduit, paradoxalement, à un renforcement de l’image du chef à la tête de l’organisation. Il est, en dernier recours, le gardien des nouvelles règles du jeu et l’inspirateur de leur transformation.
Ces différents éléments sont donc certainement à prendre en compte pour penser à la transférabilité du modèle…
Nathalie Raulet-Croset, Professeur, IAE Paris – Sorbonne Business School; Ann-Charlotte Teglborg, Professeur associé, ESCP Europe et Patrick Gilbert, Professeur en sciences de gestion, IAE Paris – Sorbonne Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.