Le cloître et le vaisseau spatial: repenser l’enseignement supérieur à l’heure de l’IA
24 Juin 2025
Article paru sur le blog de Philippe Silberzahn le 23 juin 2025
Alors que les institutions d’enseignement supérieur s’interrogent encore sur comment intégrer l’intelligence artificielle dans leurs pratiques pédagogiques, la réalité du terrain révèle une vérité cruelle: l’IA a déjà massivement transformé l’écosystème universitaire, souvent à l’insu des établissements eux-mêmes. Incapable d’arrêter la vague, mais ne sachant pas comment vraiment en tirer parti, il doit réagir très vite au risque de disparaître.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : entre 60% et 80% des étudiants utilisent régulièrement des outils d’IA générative pour leurs travaux académiques, atteignant parfois 90% dans certaines filières. Il est probable qu’en réalité ces chiffres soient encore plus importants. Pourtant, la plupart des universités n’ont toujours pas adopté de politique claire concernant ces technologies, créant un vide réglementaire anxiogène.
Cette adoption se manifeste concrètement dans tous les domaines. Les étudiants utilisent l’IA pour générer des plans de dissertation, voire les dissertations elles-mêmes, corriger leur syntaxe, traduire des sources, analyser des cas cliniques en médecine ou générer du code en informatique. Du côté des enseignants, beaucoup l’utilisent discrètement pour préparer leurs cours, générer des exercices ou corriger des copies – créant un paradoxe où l’institution utilise l’IA pour détecter l’usage de l’IA par les étudiants. Vous avez besoin de donner un cours sur l’IA alors que vous n’y connaissez rien? Dix minutes avec ChatGPT: plan du cours, exercices, mémo pédagogiques, le tout clé en main avec références, lectures optionnelles, cas illustratifs et minutage. Je sais, je viens de le faire.
Le dilemme
La question n’est donc plus de savoir si l’IA va transformer l’enseignement supérieur – elle l’a déjà fait. La véritable question est de savoir comment celui-ci va s’adapter à cette nouvelle donne. Deux options semblent être évidentes: soit continuer à ignorer, voire réprimer l’usage de l’IA, comme il l’a fait pour les technologies précédentes (la télévision, l’ordinateur). Soit l’intégrer activement. C’est un choix impossible: en réalité l’adoption massive de l’IA est un fait avéré, tandis que nous savons que son utilisation et son intégration posent un risque majeur d’abrutissement. On sait par ailleurs que la condition d’une bonne utilisation de l’IA dans un domaine est de posséder les bases théoriques et pratiques de celui-ci. C’est par exemple pour cela que les bonnes écoles d’art retardent l’utilisation d’outils numériques et commencent par une formation gomme, papier, crayon pour éduquer l’œil et la main. Laisser penser aux étudiants qu’avec l’IA, ils n’ont plus besoin de lire, plus besoin d’apprendre à écrire ni à faire une recherche de fond, c’est faillir à sa mission d’éducateur. En somme, l’université doit faire revivre les anciennes méthodes d’apprentissage pour permettre à l’homme de maîtriser l’intelligence artificielle. Comment faire?
Le cloître et le vaisseau spatial
Dans un article sur la question intitulé The Cloister and the Starship, l’historien Niall Ferguson propose de penser l’université comme un lieu articulant deux espaces – un cloître, sans IA, pour préserver les fondamentaux de la formation intellectuelle ; et un vaisseau, avec IA, pour explorer de nouvelles façons d’apprendre, de créer et de transmettre. Il suggère pour cela cinq mesures essentielles:
Premièrement, créer un espace de quarantaine au sein de l’université dans lequel les méthodes traditionnelles d’apprentissage peuvent être maintenues et d’où tous les appareils électroniques sont exclus. C’est le cloître.
Deuxièmement, supposer que tout le travail en dehors du cloître (des étudiants et des professeurs) se fera à l’aide de l’IA de façon massive. C’est le vaisseau.
Troisièmement, à l’intérieur du cloître, allouer du temps à 1) la lecture de livres imprimés; 2) la discussion de textes et de problèmes; 3) la rédaction d’essais et d’ensembles de problèmes avec un stylo et du papier, et 4) l’évaluation au moyen d’examens oraux et écrits.
Quatrièmement, le temps passé dans le cloître doit être d’environ sept heures par jour, ce qui laisse du temps à bord du vaisseau, ainsi que des vacances, pour l’utilisation libre et créative de l’IA.
Cinquièmement, réviser les procédures d’admission pour s’assurer que l’université attire des étudiants capables de faire face à la discipline du cloître ainsi qu’aux opportunités illimitées du vaisseau spatial. Cela suppose naturellement que l’enseignement secondaire, voire primaire, soit orienté en ce sens en amont.
Ces cinq mesures sont simples, et évitent deux risques opposés: une démission collective face à la fausse évidence de la technologie contre laquelle on ne pourrait rien, et une technophobie rétrograde qui tenterait de revenir à un monde d’avant l’IA, alors que la boîte de Pandore est ouverte et ne se refermera pas.
Une chose est certaine: continuer à faire comme si l’IA n’existait pas, l’accepter aveuglément, ou se contenter de saupoudrer les curriculums pour donner le change, condamnera rapidement l’enseignement supérieur à l’insignifiance.