Entreprise libérée, intox managériale ou grand soir du management

 

Article de Christian Defélix, Université Grenoble Alpes, initialement publié sur le site the Conversation le 17 juillet 2017 –  

L’entreprise libérée : intox managériale ou grand soir du management ?

« Il est déjà frappant que toutes les expériences qui se poursuivent ici ou là, en matière d’organisation du travail, s’orientent de plus en plus vers des formes de collaboration qui se substituent peu à peu aux anciennes règles de la subordination. »

Qui a écrit cela ? Gary Hamel, expert américain en management, promoteur du « management 2.0 » ? Isaac Getz, professeur français parcourant le monde à la recherche des entreprises libérées ? Vous n’y êtes pas du tout. Il s’agit… de Hyacinthe Dubreuil, syndicaliste français du début du XXe siècle ! Son principal ouvrage (Dubreuil H. (1934), A Chacun sa chance. L’organisation du travail fondée sur la liberté, Paris, Éditions Bernard Grasset.), paru dans les années 1930, arborait à l’époque ce sous-titre qui résonne étonnamment aujourd’hui : « L’organisation du travail fondée sur la liberté »…

Entreprise libérée – Isaac Getz, à l’USI – 2014.

Entreprise libérée et autonomie

S’il est difficile aujourd’hui d’échapper au questionnement et aux débats sur les « entreprises libérées », la première erreur serait de croire que nous avons là une question récente. De quoi s’agit-il ? D’une forme d’organisation possible pour les entreprises ou les administrations, consistant à accorder aux employés à la fois la liberté et la responsabilité de mener les actions qu’ils estiment les meilleures. Dans cette vision, la hiérarchie est redéfinie, les fonctions support sont réduites à la portion congrue, et le manager-organisateur laisse la place au leader « libérateur », qui met en place les conditions de l’autonomie et partage sa vision.

Les milieux professionnels, puis l’ensemble des médias se sont emparés ces dernières années de ce thème sous l’appellation « entreprises libérées », suite au qualificatif proposé par Getz et Carney dans un ouvrage très diffusé. Mais derrière l’ouvrage et l’appellation récente, il y a un débat et un enjeu très anciens, sans doute aussi vieux que l’interrogation sur le management : doit-on laisser de l’autonomie aux collaborateurs dans une organisation, et si oui jusqu’où ?

Histoire d’une entreprise libérée.

Lorsque le taylorisme s’est diffusé en répondant de manière radicalement négative à cette question, il a dès les années 1930 suscité des anticorps, tant dans les milieux intellectuels que syndicaux. Après la Seconde Guerre mondiale, la question est revenue sous l’angle de la recherche des facteurs de motivation et de la participation. Un peu plus tard, le mouvement en faveur de l’autogestion en fait à sa façon un cheval de bataille.

Dans les années 80, des sociologues comme Philippe Bernoux insistaient sur la nécessité de permettre l’appropriation du travail… Aujourd’hui, la même question est posée à leur manière par les promoteurs du mode collaboratif, ou par ceux qui considèrent que le digital impose peu à peu un fonctionnement en réseau ne pouvant reposer que sur l’autonomie réelle des salariés.

Trois questions pour aller plus loin

Il importe donc de prendre au sérieux la question que posent les témoignages de ces entreprises « libérées », sans fiche de poste ni contrôle des horaires, où la prescription a laissé la place à l’autonomie de décision et d’action des niveaux les plus modestes.

Bien entendu, ce n’est pas pour sombrer dans une nouvelle mode managériale, encore moins pour en faire une nouvelle « one best way » : il doit être clair que chaque entreprise, chaque organisation s’inscrit dans un contexte spécifique, et que la « libération » réussie ici ou là n’est ni forcément généralisable ni même durable, tout comme le maintien d’un management bureaucratique ou classique ailleurs n’a rien d’une fatalité. Pour autant, les retours d’expérience des organisations « libérées » sont à prendre comme autant d’interpellations utiles et positives, notamment sur trois registres :

  • d’abord, le registre classique du style de management. Depuis que le management est objet de formation et de recherche, des centaines de grilles de lecture, de tests et de questionnaires ont été développés pour évaluer, mesurer, diagnostiquer l’attitude et les méthodes d’un manager. Les exemples et les incantations des « leaders libérateurs » peuvent hérisser le poil, mais elles ont ceci de bon qu’elles renvoient à tous les responsables des questions fondamentales : moi manager, ai-je suffisamment expliqué le « pourquoi », le sens de notre travail, ou me suis-je réfugié derrière le « comment » en distribuant un planning ou surveillant le respect de procédures ?
  • Ensuite, deuxième registre, la capacité d’innovation de l’organisation. Toutes les entités cherchent aujourd’hui à innover, que ce soit dans les produits, le service, la relation au client ou à l’usager. Or, il y a de nombreux récits d’innovation dans les témoignages d’entreprises libérées, qui tranchent avec cette tendance forte consistant à mettre l’innovation en méthodes ou en processus. Moi manager, est-ce que j’accepte de laisser les salariés concernés par les problèmes trouver eux-mêmes les solutions créatives ?
  • Enfin, troisième registre, la qualité de vie au travail. À l’heure des risques psycho-sociaux ou des « bullshit jobs », laisser le salarié définir tout ou partie de son travail et de ses objectifs renforce certainement le confort et la prise sur l’activité, qui sont autant de moteurs du bien-être au travail (Abord de Chatillon E. et Richard D. (2015)). Moi manager, est-ce que j’ose ainsi mettre du « slack », du mou, du flou dans l’organisation de mon entreprise ?

The ConversationL’entreprise libérée n’est donc ni une nouvelle « best practice » ni le grand soir du management, mais elle peut et doit nous interpeller positivement pour faire progresser nos organisations.

Christian Defélix, Directeur de l’IAE, responsable de la chaire capital humain et innovation, Université Grenoble Alpes

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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