Dans l’entreprise libérée, la raison d’être bouscule la dictature du profit
26 Oct 2020
Article de Emilie Poli, doctorante ESCP Business School, co-écrit avec Eymeric Guinet, co-fondateur de each One (ex-Wintegreat), et supervisé par Gilles Arnaud, professeur de psychologie des organisations à ESCP Business School. Lire l’article original dans The Conversation.
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Depuis quelques années, on assiste à un remodelage progressif des modes de gouvernance des entreprises. Les enjeux sociétaux et environnementaux viennent bousculer l’idéologie dominante de la corporate governance et de la maximisation du profit, héritée de la pensée de Milton Friedman, et instituée en « norme internationale » depuis les années 1980.
La loi Pacte, entrée en vigueur en 2019, confère désormais une réalité juridique à cette nouvelle ambition de société et à l’entreprise en tant que projet collectif. Désormais, les entreprises peuvent inscrire dans leurs statuts « une raison d’être » et se doter d’un statut d’« entreprise à mission », opposable en cas de litige. Le premier rapport de suivi de la loi Pacte, publié en septembre 2020, montre que de plus en plus d’organisations modifient leurs statuts en ce sens.
Cette transformation s’accompagne d’une redéfinition du système de gouvernance d’entreprise, plaçant la « raison d’être » au centre des décisions.
Le concept d’« entreprise libérée » offre une illustration intéressante et radicale de ce mode de gouvernance. Décrite par le professeur français Isaac Getz en 2009, la « libération » d’entreprise prône « la liberté totale des salariés pour prendre les décisions qu’eux – et non leurs patrons – jugent les meilleures pour l’entreprise ». Cette approche managériale s’appuie sur les principes d’autonomie et de responsabilité, en s’affranchissant du lien de subordination hiérarchique.
Le sous-titre du premier ouvrage Freedom Inc. issu de ces travaux, vante toutes les promesses : Free your employees and let them lead your business to higher productivity, profits, and growth (Libérez vos employés et laissez-les diriger votre entreprise vers une productivité, des profits et une croissance plus élevés).
Or, est-il possible de prétendre en même temps à davantage de profits et davantage de liberté ? À ce jour, aucune étude ne s’est penchée sur la manière dont l’entreprise libérée prétend rendre compatibles ces objectifs.
La « maximisation du profit » rejetée
Dans le cadre du mémoire de Master à l’ESCP de l’un des co-auteurs de cet article (E. Guinet), une recherche a été menée de septembre 2019 à juin 2020 auprès de onze « leaders libérateurs », occupant un rôle central dans le processus de libération d’entreprise, les invitant à s’exprimer sur la place du profit, de la raison d’être, de la performance et du bien-être des salariés dans leur organisation.
Dans cette étude, l’échantillon d’organisations est composé de trois start-up et huit PME, dont neuf entreprises privées et deux entreprises « publiques-privées ». Les secteurs représentés sont variés : conseil (3), industrie (2), agroalimentaire (1), propreté (1), service routier (1), santé (1), relation client (1), économie sociale et solidaire (1).
Tout d’abord, la quasi-totalité des « leaders libérateurs » interrogés (10 sur 11) déclare renoncer à l’objectif de maximisation du profit : « pour moi une entreprise libérée, elle est libérée de la dictature de la maximisation du profit. » (Leader 1), « nous avons renoncé à l’idée de faire du profit à tout prix, au détriment de nos valeurs et de notre projet collectif. » (Leader 7).
Si l’objectif de « maximisation » du profit est rejeté, la contrainte du profit, quant à elle, est entièrement intégrée à la logique de l’entreprise libérée. Elle est à la fois admise et normalisée : « une entreprise qui ne gagne pas d’argent, elle meurt. » (Leader 5).
Ces dirigeants sont donc prêts à financer des projets non rentables, s’ils ont du sens au regard de la mission et des valeurs de l’entreprise, tant que l’équilibre financier global n’est pas menacé. Cette nouvelle hiérarchisation, précise un des leaders interrogés, « n’implique pas d’oublier les résultats financiers, mais de les remettre à leur juste place » (Leader 1). La logique est donc inversée par rapport à la vision capitalistique : la fin devient le moyen. Le profit prend un statut de « condition nécessaire de survie » et se met au service de la raison d’être.
Toutefois, la recherche de performance n’est pas abandonnée : le projet collectif et la raison d’être de l’entreprise étant la finalité première, cette performance est simplement redéfinie en lien avec ce projet.
Ce faisant, ces dirigeants réaffirment la finalité première du projet collectif, qu’il s’agisse de fabriquer des logos, de transporter des marchandises ou d’optimiser l’habitat sur un territoire. « L’entreprise est là pour faire une œuvre, elle doit être payée pour ça. Et c’est l’œuvre commune qui a du sens. » (Leader 5).
Plutôt que de maximiser le profit, il s’agira de « faire le meilleur travail possible » (Leader 8) ou de « fournir le meilleur service possible » (Leader 4). La notion de performance globale émerge : intégration des intérêts des parties prenantes (dont les collaborateurs), « performance sociale et sociétale », qualité des produits ou services, « impact sur l’éco-système » dans son ensemble, « création de valeur commune », etc.
« Un coup de poker »
La totalité des leaders interrogés exprime une conviction forte : la libération bien ordonnée des salariés s’accompagnerait d’une hausse significative de leur potentiel, donc de leur performance, et in fine de la réussite économique de l’entreprise. Dans cette optique, le profit devient le « bénéfice collatéral » d’un management libéré.
Dès lors, le statut du profit change : il n’est plus considéré comme un objectif mais comme une conséquence naturelle de la bonne application des principes de l’entreprise libérée : « on ne libère pas les gens pour devenir plus productif, mais la liberté peut rendre productif, vous voyez c’est différent. » (Leader 1).
À ce jour, aucune démonstration scientifique ne prouve l’exactitude d’un tel lien de causalité. En effet, cette incertitude fondamentale fait de la « libération » un « acte de foi » (Leader 7), un pari osé, voire « un coup de poker » (Leader 9) et non une décision rationnelle.
Il n’en reste pas moins que, au-delà de ces convictions bien ancrées et de ces représentations clairement exprimées, l’équilibre visé est en pratique difficile à atteindre. Partager le pouvoir et changer le moteur de l’organisation ne va pas de soi et tous les dirigeants interrogés évoquent « un véritable défi » qui « prend du temps ».
La question de la maturité, individuelle et collective, et de l’accompagnemen reste donc très présente chez tous les leaders interrogés. À défaut, des cas de surengagement sont mentionnés, ou de rejets par le collectif d’individus semblant aller à l’encontre du projet, ou d’abus de la liberté octroyée, ou encore des situations de mise en échec par défaut de compétence.
Tous les dirigeants interrogés s’accordent à dire que les erreurs et les incohérences font partie du processus de libération d’entreprise. La liberté de parole, l’ouverture à la critique, le droit à l’erreur constituent selon eux des éléments nécessaires de la transformation et sont autant de moyens de dépasser ces écueils.
« Une poule et des œufs »
La réussite économique est donc le résultat espéré d’un paradoxe : la renonciation véritable à la maximisation des profits est la condition sine qua non pour qu’une profitabilité élevée et pérenne se réalise. Comme le résume un des dirigeants interrogés : « Il n’y a pas un choix à faire entre l’argent et un style de management. Il y a une poule et il y a des œufs. Il faut savoir où on met la poule. » (Leader 10).
Ce parti pris alternatif et cet engagement ne trouvaient jusqu’à présent pas de traduction juridique pertinente. Les dirigeants des entreprises libérées pourraient donc bien être séduits par le statut d’entreprise à mission. Le nombre de celles-ci devrait augmenter rapidement dans cette montée générale des réflexions « post-capitalistiques ».
Cet article a été co-écrit par Eymeric Guinet, co-fondateur de each One (ex-Wintegreat), et a bénéficié de la supervision de Gilles Arnaud, professeur de psychologie des organisations à ESCP Business School.
Emilie Poli, Doctorante, ESCP Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.