Crise : les plans des grandes entreprises françaises risquent de durcir la spirale dépressive

 

Par Jérôme Caby, IAE Paris-Sorbonne Business School, article The Conversation paru le 26 avril 2020.

 

Au niveau macroéconomique, les prévisions sont sombres et le premier ministre, Édouard Philippe, a annoncé une baisse de 8 % du PIB français en 2020 en raison de la pandémie et des mesures de confinement. Une recul de la croissance mondiale de 3 % est anticipée par le FMI, dont 7,5 % pour la zone euro, 5,9 % pour les États-Unis et une maigre hausse de 1,2 % seulement pour la Chine.

Notre propos est d’adopter une posture micro-économique en appréciant l’impact de la crise sur les grandes entreprises françaises sur la base de la publication des résultats du premier trimestre 2020 (toujours en cours) et des mesures d’urgence annoncées par celles-ci pour y faire face.

Certes, le confinement français n’a démarré que le 17 mars, soit à la fin de la période trimestrielle janvier-mars, mais d’une part certaines d’entre elles sont fortement implantées en Chine où le confinement a démarré dès janvier et, d’autre part, les comportements des consommateurs ont commencé a évolué au cours du trimestre du fait de pratiques de réduction des dépenses et d’un engouement pour le stockage de denrées de base.

Une crise qui ne fait que commencer

Le graphique ci-dessous montre que les entreprises sont déjà très majoritairement impactées négativement par la crise du coronavirus, alors même que celle-ci n’est encore que très partiellement prise en compte. Certaines d’entre elles s’en sortent bien – et sans surprise –, comme celles des secteurs de la santé (humaine, bioMérieux et Ipsen, mais aussi animale, Virbac), de l’agroalimentaire (Danone), des solutions de paiement pour les salariés (Edenred) et du divertissement (Vivendi).

Communiqué des sociétés chiffre d’affaires premier trimestre 2020. Les variations retenues dans la plupart des cas sont hors variations de change et changements de périmètre (croissance organique) pour apprécier plus finement l’impact de la crise

Cela remet en lumière la pyramide des besoins de Maslow où les besoins physiologiques sont prioritaires avec une actualisation par le divertissement et les services de paiement digitaux en cette période de confinement.

Plus surprenant, Technip, fournisseur des secteurs pétroliers et gaziers, est pour l’instant relativement épargné, mais la prise de nouvelles commandes est en chute libre (-66 %). D’autres secteurs sont touchés de façon modérée, certaines activités de ces entreprises prospérant tandis que d’autres souffrent comme Atos (services numériques) ou la Française des jeux (jeux d’argent), ou encore partiellement épargnés par la crise comme Publicis (communication).

À l’autre extrême, des sociétés sont durement touchées comme GL events (événementiel), le secteur automobile (Faurecia, PSA, Renault), le luxe (Hermès, Kering, LVMH et dans une moindre mesure L’Oréal dont la gamme relève également des produits de consommation courante), l’hôtellerie (Accor) et les produits de consommation courante non essentiels (Damartex dans le textile, Pernod-Ricard dans les boissons alcoolisées, Bic dans les stylos, rasoirs et briquets, etc.).

On note également que certaines entreprises annoncent une augmentation spectaculaire de leur activité en e-commerce (Kering, +21, 1 %, L’Oréal, +52,6 %, Schneider Electric, +25 %).

L’impact de la crise est d’autant plus fort que ces entreprises réalisent une forte part de leur activité en Asie et en particulier en Chine touchée en premier par la pandémie.

Par exemple, Schneider Electric (solutions énergétiques) a enregistré une baisse de 6,4 % de son chiffre d’affaires total, mais de 19,3 % en Asie-Pacifique (vs -2,8 % en Europe de l’Ouest et +0,6 % en Amérique du Nord), Kering une baisse totale de 16,4 % pour 30 % en Asie-Pacifique (vs. -14 % en Europe de l’Ouest et -7 % en Amérique du Nord).

Compte tenu du déplacement de la pandémie d’Asie vers l’Europe puis les États-Unis, cela montre que les mois à venir seront encore plus durs pour l’ensemble des entreprises et que nous n’en sommes qu’au début de la contraction de l’activité, même si la reprise progressive en Asie permettra de la compenser partiellement.

Réductions massives des dépenses

La lecture des plans d’actions présentées par les entreprises pour faire face à la réduction de l’activité est instructive : elle permet de dégager des lignes de force qui, si elles ne sont pas originales du point de vue de la gestion financière, restent instructives et semblent dans certains cas lourdes de conséquences.

En premier lieu, les entreprises engagent des plans de réduction des dépenses. Cela prend la forme classique de plans d’économies concernant les charges de sous-traitance, de conseil, le gel des embauches et des salaires (il n’est pas encore question de licenciements), le recours parfois et partiellement au chômage partiel, même si les grandes entreprises ont souvent renoncé à y recourir

Par exemple, Publicis annonce un plan d’économie de 500 millions d’euros, tandis qu’Edenred évoque 100 millions. Cela comprend également une réduction des dépenses d’investissement. Ainsi, Faurecia va les réduire de 30 % (685 millions d’euros), Bic de 20 à 30 millions d’euros, Accor de 60 millions et Atos pour 400 millions.

Ces plans de réduction des dépenses, s’ils sont totalement légitimes du point de vue des entreprises concernées, constituent toutefois un sujet d’inquiétude majeur, car ils peuvent enclencher un cercle vicieux dépressif sur l’ensemble de l’économie, avec en première ligne les fournisseurs (dont beaucoup de PME) de ces grandes entreprises. Le risque de passer d’une récession à une réelle dépression économique est donc bien réel. Comme l’exprimait le président des États-Unis Harry Truman, « La récession c’est quand votre voisin perd son emploi ; la dépression c’est quand vous perdez le vôtre ».

De façon plus anecdotique, mais relevant de l’exemplarité, l’Afep (Association françaises des entreprises privées, qui réunit 113 grandes entreprises françaises) a demandé à ses adhérents de réduire la rémunération de leurs dirigeants de 25 % si elles recouraient au chômage partiel. Et de fait, de nombreuses entreprises (comme Publicis ou LVMH) ont mis en œuvre cette recommandation pour des réductions de 20 à 30 %, même parfois en l’absence de recours au chômage partiel.

En deuxième lieu, il est souvent mentionné la volonté de renforcer la gestion du besoin en fonds de roulement des entreprises : c’est-à-dire réduire les stocks, surveiller les délais de paiement de clients (les réduire), et utiliser (augmenter) les délais de paiement aux fournisseurs, ce qui pourrait encore durcir la spirale dépressive.

En dernier lieu, les entreprises cherchent à garantir leur liquidité dans cette période de sous-activité où les dépenses courent sans que le chiffre d’affaires ne rentre. Pour ce faire, de nombreuses entreprises ont annoncé réduire (comme Edenred ou Technip) voire supprimer (comme Accor ou Renault) la distribution de dividendes.

« C’est le client qui paie les salaires »

De surcroît, des entreprises ont fait appel à l’endettement via de nouvelles obligations (comme Pernod-Ricard pour 1,5 milliard d’euros), de nouvelles dettes bancaires (comme Faurecia pour 800 millions d’euros), des lignes de crédit existantes non tirées (comme Publicis pour 2 milliards d’euros), voire comme Fnac-Darty obtenu un prêt bancaire garanti par l’État (à hauteur de 500 millions d’euros).

Si ces mesures sont de nature à renforcer la position de liquidité des entreprises, il convient de souligner que cela se traduit par une augmentation de leur endettement et qu’il faudra un jour le rembourser. Sinon, le problème aura simplement été repoussé dans le temps.

La forte sous-activité enregistrée apparaît donc d’autant plus inquiétante que nous n’en sommes qu’au début de l’observation du phénomène. Les mesures mises en œuvre restent pour l’instant supportables, mais pourraient entraîner une dépression généralisée si elles perdurent, avec le cortège de chômeurs et les drames sociaux qui s’y attacheraient.

Ce n’est que par un retour à un niveau d’activité raisonnable que la crise économique pourra être surmontée. Comme le disait Henry Ford, « ce n’est pas l’employeur qui paie les salaires, c’est le client ».The Conversation

Jérôme Caby, Professeur des Universités, IAE Paris – Sorbonne Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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