Accepter les émotions négatives des salariés, un impératif en période de déconfinement
31 Mai 2020
Article de Thierry Nadisic, Professeur Associé en Comportement Organisationnel, EM Lyon. Lire l’article original sur le site de The Conversation
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Comment sourire à un client et le servir efficacement lorsque votre esprit est empli par la peur ?
La pandémie de Covid-19, le confinement, et plus encore le déconfinement ont agrandi l’écart entre la sérénité que l’on doit afficher face aux clients et aux collègues au travail et ce que l’on ressent réellement. Ce sont l’anxiété, l’injustice, la colère et d’autres émotions négatives dont on fait en ce moment le plus souvent l’expérience dans l’entreprise. Pour gérer leurs équipes dans cette situation, les managers ont besoin d’apprendre à maîtriser de nouvelles compétences émotionnelles. Car c’est en sachant accueillir l’émotion négative qu’on peut en diminuer l’effet nocif et favoriser le développement des personnes et de l’entreprise.
Le retour dans les locaux de l’entreprise
Carine a récemment été nommée directrice d’une agence bancaire du Crédit Agricole en Seine-Saint-Denis. Sa prise de fonction s’est faite pendant le confinement. Elle a découvert alors que tous les membres de son équipe s’étaient fait mettre en arrêt de travail. Elle a géré l’agence seule, y compris l’accueil des clients. En parallèle elle a construit à distance une relation avec ses collaborateurs arrêtés. Ils ont partagé avec elle leur peur de la maladie, ainsi que leurs sentiments d’injustice vis-à-vis de leurs collègues qui, au siège, étaient en télétravail.
Ils ont exprimé de la colère contre leur ancien responsable qui leur demandait de gérer les difficultés de leurs clients et leurs incivilités alors qu’eux-mêmes se sentaient menacés dans la nouvelle situation de travail. Certains se sentaient coupables de la laisser seule sur le terrain. Elle les a écoutés. Quinze jours plus tard, toute son équipe était revenue à l’agence et coopérait dans une atmosphère positive.
Depuis le début du déconfinement, de nombreux managers font face à ce retour physique de leurs équipes dans les locaux de l’entreprise. La manière dont Carine s’y est prise peut-elle être une source d’inspiration pour eux ?
Le travail émotionnel est un travail
Au-delà de son exemplarité, ses collaborateurs lui reconnaissent sa capacité à accepter comme légitimes leurs réactions négatives sur le lieu de travail. Elle a écouté chacun sans jugement, ce qui a fait baisser la tension. Tous ont ainsi retrouvé l’envie de travailler ensemble. Carine a ce qu’on appelle des compétences de management du travail émotionnel.
Le travail émotionnel a été défini par la sociologue américaine Arlie Russell Hochschild comme une activité, demandée et rémunérée par l’entreprise, consistant à réduire l’écart entre les émotions généralement positives que l’on doit afficher et les émotions négatives que l’on peut ressentir.
Les affects positifs comme la joie, la sérénité ou l’altruisme, sont souvent prescrits par l’organisation car ils permettent de coopérer entre collègues en étant engagés ensemble et de produire un service apprécié par le client final.
Les émotions à utiliser avec le collègue ou le client sont bien sûr différentes en fonction du métier. On ne demande pas à un notaire ou à un employé des pompes funèbres de sourire. Un médecin qui fait son diagnostic peut sembler plus compétent s’il a les sourcils froncés. La culture nationale joue également un rôle.
En Allemagne, une entreprise américaine a ainsi trouvé mieux adapté de retirer le sourire des règles de comportement qu’elle imposait à ses salariés vis-à-vis des clients. Il n’en reste pas moins que de plus en plus d’entreprises demandent à chacun de faire circuler les émotions positives : être accueillant et flexible pour fluidifier la coopération et améliorer la qualité de service.
Des émotions potentiellement explosives
Pourtant de nombreuses études ont montré combien les émotions ressenties étaient souvent loin des émotions demandées par l’entreprise. Une infirmière rassure un malade qui est en panique alors qu’elle est épuisée par sa journée, un caissier doit faire face à l’agressivité d’un client qui s’est approché physiquement de lui alors qu’il a peur d’être contaminé par le virus, un salarié dans un centre logistique doit coopérer avec un client interne qui est en colère à cause de retards de livraison.
Dans toutes ces situations, le travail émotionnel est épuisant. Il l’est plus fortement dans le domaine des services que dans l’industrie ou pour les emplois administratifs selon les résultats d’une enquête menée dès 2002 aux États-Unis. Celle-ci a montré que le travail émotionnel des salariés dans les services était la cause directe d’une plus forte tendance au burn-out (épuisement professionnel) que dans les autres secteurs. Les normes d’expression des affects dans les entreprises sont en effet plus nombreuses et plus strictes pour les contacts avec des clients finaux que pour les relations avec des collègues.
La pandémie de Covid-19 a renforcé cette difficulté. Selon mon expérience d’accompagnement à distance de responsables de terrain dans la banque et la logistique, leurs équipes ont réagi de façon similaire à celle de Carine : ils ressentent la peur, la colère, le sentiment d’injustice mais aussi le dégoût et la culpabilité beaucoup plus fortement que d’habitude. Cela rend leur travail émotionnel d’autant plus difficile à réaliser. C’est la source chez eux d’un stress additionnel douloureux. Le travail à distance ou l’arrêt de travail permettaient dans de nombreux cas de canaliser ces émotions négatives. Le déconfinement et le retour physique progressif des salariés à leur poste de travail rendent la situation émotionnelle potentiellement explosive.
Développer des compétences émotionnelles
Carine a su alléger les émotions négatives de ses collaborateurs en les acceptant. Elle leur a donné les moyens de mieux gérer leur travail émotionnel. Ils ont ainsi eu envie de revenir plutôt que de rester à distance et ont retrouvé leur goût pour coopérer et servir le client. Les managers qui accueillent en ce moment leurs équipes déconfinées font face au même besoin.
Selon le World Economic Forum, en 2020, parmi les sept compétences managériales les plus importantes figurent le management des humains, la coordination avec les autres et l’intelligence émotionnelle.
Au-delà de l’acceptation et de l’écoute, d’autres techniques permettent de favoriser le retour des salariés dans de bonnes conditions :
- Permettre aux salariés de se retrouver régulièrement dans un lieu dédié à la prise de recul et aux échanges entre collègues. Chaque professionnel devrait avoir accès à des coulisses où il peut se ressourcer ;
- Apporter aux collaborateurs une aide en amont d’une séquence de travail, comme le fait un manager lorsqu’il réunit son équipe de consultants pour les préparer mentalement et émotionnellement avant une réunion avec un client particulièrement difficile ;
- Mettre en place pour le salarié des procédures de sortie rapide d’une situation de conflit, de possibilité pour lui d’exprimer pleinement ce qu’il a ressenti, puis de recevoir du soutien et de se remettre au travail, comme on remonte à cheval après une chute.
Toutes ces techniques utilisent les mêmes mécanismes qui ont prouvé leur efficacité. Si les rescapés d’un détournement d’avion peuvent exprimer leur angoisse tout de suite après l’atterrissage auprès d’une personne emphatique, ils ne développeront pas de stress post-traumatique.
Et comme l’a montré le psychologue américain Stanley Milgram dans la plus célèbre expérience de psychologie sociale de l’histoire, nous trouvons même la force de réaliser les tâches les plus difficiles, comme punir une autre personne, si nous pouvons d’abord exprimer combien c’est douloureux pour nous de le faire.
Avec le déconfinement, les émotions négatives des salariés qui restaient contenues deviennent plus aiguës. Ces émotions doivent être accueillies, c’est-à-dire mises au jour pour diminuer leur pouvoir de nuisance et retrouver l’engagement des salariés et la satisfaction des clients.
Le nouveau monde sourira aux managers qui sauront et aimeront, en même temps qu’assurer leurs autres rôles, gérer le travail émotionnel de leurs équipes. Cela sera aussi une question de priorité, d’organisation et de formation de la part des entreprises.