Avant d’aborder les pratiques concrètes développées sur le terrain par les managers, il nous semble utile de faire un pas de recul pour voir comment des directions générales et des fonctions support en charge des sujets liés au développement des fonctions managériales (repérées sous des appellations variées comme Direction des Ressources Humaines, du capital humain, des talents, de la transformation…) appréhendent ces nouveaux enjeux. En effet, les managers sont également impactés par les visions dominantes et parfois contradictoires que leur renvoient les parties prenantes de leur environnement interne.
Si l’ensemble des entreprises mettent en avant le besoin de transformation, de nombreux débats les traversent concernant les voies et moyens les plus efficaces selon elles pour les gérer. Elles convergent cependant sur la nécessité de l’évolution du rôle et des compétences des managers. Mais même cette question n’échappe pas à la controverse.
Nombre de discussions se sont focalisées sur la refonte technique des dispositifs de gestion managériale : référentiel de management, système d’évaluation, dispositifs de développement des compétences… Nous pensons ici que les problèmes rencontrés quant à l’évolution du système de management (culture, processus et dispositifs) et des compétences des managers, trouvent leur explication en dehors des questions d’outillage gestionnaire. A la source des difficultés, se trouve une série de tensions de représentations entre les différents acteurs de l’entreprise. Il est d’ailleurs frappant de constater, quand on pose la question des motifs qui poussent les entreprises à rechercher la transformation du management, que les réponses sont généralement formulées sous forme de justifications elles aussi révélatrices de tension.
Parmi les tensions exprimées, nous pouvons repérer :
- Celle issue d’un contexte éminemment instable des entreprises qui interroge le cadre de pensée de l’exercice du management : entre la perception de la fin d’un modèle et la difficulté d’en définir un nouveau, beaucoup d’acteurs s’accordent à dire que le modèle managérial vertical est à transformer, mais sans être pour autant en capacité d’en définir un nouveau contenu
- La tension entre la conviction de la nécessité de ne pas centrer l’attention uniquement sur les compétences « dures » (c’est-à-dire métier) et la difficulté à formuler un contenu non banal de compétences « soft »
- Le besoin de repères stables pour l’action versus la conviction que l’incertitude devient une certitude…
- La perception de la nécessité de moderniser le management humain versus la conviction qu’il ne faut pas perdre de vue la performance économique
- Enfin, la tension entre le besoin de rationaliser les approches du développement professionnel et l’intuition de la valeur de l’apprentissage expérientiel…
Derrière ces tensions se confrontent en réalité trois logiques institutionnelles, guidées par des conventions différentes. L’approche conventionnaliste que nous choisissons d’adopter ici, promue par Luc Boltanski et Laurent Thévenot[1], s’intéresse aux justifications avancées par les acteurs pour légitimer leur action. Ainsi les trois logiques que nous avons identifiées dans les discours recueillis auprès des directions d’entreprise, s’appuient sur des conventions constituées d’un ensemble de repères. Les individus, confrontés à des situations incertaines, se réfèrent à ces repères pour décider des comportements qu’ils vont adopter. Ces repères sont le reflet d’une « grandeur », ou idéal auquel on se réfère pour argumenter et qui sert d’inspiration ; par exemple, pour le monde industriel, est « grand » ce qui est performant et fonctionnel. La grandeur réunit les individus et, en même temps, les oppose à ceux qui se réclament d’une autre logique. Au sein d’une organisation, ces logiques coexistent, mais leurs poids respectifs sont variables et elles tendent à entretenir entre elles des rapports conflictuels. Chaque logique a son vocabulaire, ce qui a permis de la repérer lors des entretiens. Il y a ainsi :
- Une logique de gestion : s’opposer à la subjectivité, réduire les écarts, utiliser les potentiels disponibles.
- Une logique de marché : rechercher le profit, accepter la transparence, s’inscrire dans le court terme, viser l’optimisation
- Et une logique d’innovation : créer, inventer, accepter l’ambiguïté, échapper à la répétition, s’inscrire dans le long terme pour se différencier de la concurrence.
Dans les développements qui suivent, nous citons les noms de plusieurs organisations rencontrées, dont les exemples de pratiques seront développés au chapitre 4.
1/ Une logique de gestion
La logique gestionnaire place l’efficacité et l’ordre au centre de ses principes et le mot central est « efficace » (à côté de « performant », « rationnel », « fonctionnel », « opérationnel », « fiable »). La critique s’exerce contre tout ce qui est jugé « inefficace », « passif », « subjectif ». Les moyens (outils, méthodes et plan) occupent le devant de la scène. Les raisonnements s’expriment en termes d’objectifs, de normes, de résultats et de contrôle.
Cette logique est dans notre analyse, principalement portée par la fonction Ressources Humaines. Elle est illustrée par la nature de la majorité des projets engagés par les entreprises interrogées. Ces projets sont pour la plupart, de nature délibérée, c’est-à-dire conçus et mis en œuvre à l’initiative des directions d’entreprise dont la direction des RH, plutôt que subis ou émergents. Ces projets observés proviennent des entreprises elles-mêmes et sont davantage le fruit de conviction des leaders, de bon sens, d’échanges entre les personnes et d’expérimentations volontaires. Elles sont illustrées par de l’outillage gestionnaire jugé indispensable pour mener la transformation visée :
- Production d’une « vision du manager » (Radio Télévision Suisse)
- Définition d’un « référentiel de compétences managériales » à l’initiative du comité de direction (Egis)
- Élaboration de principes d’action par des « Ateliers du management » regroupant un échantillon représentatif de managers (Crédit Agricole Centre Est).
La « grandeur » qui inspire cette logique repose sur la conviction que l’obtention de la performance des équipes ne peut plus reposer sur le modèle standard du « command & control ». Il s’agit de prendre en compte le fait que les enjeux de performance se sont déplacés « de la transformation de la matière à la gestion des interfaces sur le terrain de la coordination et de la circulation d’informations »[2]. Le mode de management traditionnel, adapté à un monde linéaire et prévisible, est devenu contreproductif dans un environnement de plus en plus complexe et imprévisible. De nouvelles pratiques doivent donc être inventées et codifiées, afin d’éviter qu’elles ne soient pas trop dissemblables et donc n’assurent pas une égalité de traitement entre les salariés.
Dans cette logique, le levier de transformation managériale privilégié est fondé sur un modèle de management structuré et à trois dimensions : métier, projet et hiérarchique (Egis jusqu’en 2020).
2/ Une logique de marché
Dans cette deuxième logique, l’entreprise vise avant tout l’efficacité de l’action. Le besoin de transformation managériale mis en avant est d’abord fondé sur une exigence d’agilité et de réactivité qui favorise l’efficacité au sein de l’entreprise. Il ne s’agit plus de mettre en place des « changements » (organisationnels, managériaux ou techniques) dans un horizon donné, mais d’accélérer la capacité pour l’entreprise de se transformer pour affronter les défis de son environnement à court terme :
- « Passer d’une batterie de changements à un programme de transformation permanente » (Radio Television Suisse)
- Développer « une autre manière de manager » plus ancrée sur les valeurs que privilégie l’entreprise (Ubisoft)
- Développer la capacité à affronter les bouleversements de l’environnement et ses nouveaux défis (Boeringher Ingelheim)
- Diffuser un état d’esprit agile, basé sur l’intelligence collective, l’expression de chacun, la responsabilisation et l’intrapreneuriat (Vinci Facilities).
Et ce, tout en tentant de gérer les tensions subies par l’entreprise :
- En provenance d’une part de l’intérieur des organisations, comme la demande de transformation du travail et de ses conditions, les nouvelles attentes des salariés en termes d’horizontalité, d’individualisation des modes de gestion, et l’aspiration à la participation à une communauté ; une certaine forme aussi de désaffection pour les fonctions managériales (crise de la vocation managériale) ;
- D’autre part émanant de la société comme le rapport modifié à l’autorité, faire bouger la frontière entre vie privée et vie professionnelle, ou l’attente de responsabilité sociétale de l’entreprise à l’égard de l’environnement.
Dans cette logique, la « grandeur » repose sur la recherche de profit et l’importance du marché. Est grand ce qui a de la valeur monétaire. La transformation n’a d’intérêt que si elle a de la valeur économique mesurable. Les organisations doivent être réactives, agiles, apprenantes, inventives d’abord pour personnaliser leur offre en fonction des attentes de chaque client et d’être en prise avec les évolutions de la société.
Cette logique aura tendance à privilégier comme levier de transformation managériale la définition d’un mode commun de fonctionnement (signature managériale) pour développer la performance de l’entreprise dans tous ses projets actuels (Crédit Agricole Centre Est).
3/ Une logique d’innovation
Dans plusieurs des entreprises rencontrées, l’innovation est un enjeu central pour la stratégie d’entreprise, et se concrétise par plusieurs démarches possibles :
- Renouveler son offre de services pour se différencier de la concurrence (Vinci Facilities)
- Innover en termes de formats et de contenus pour répondre aux nouveaux modes de consommation des media (Radio Télévision Suisse)
- Adresser des enjeux environnementaux qui vont faire évoluer en profondeur les métiers et les compétences (Egis)
- Expérimenter des « squads agiles » (équipes pluridisciplinaires et autonomes, en capacité de réaliser un produit de A à Z) pour lancer un nouveau produit (Schneider Electric), ou mettre en place une cellule « Agile core team », conçue et expérimentée à l’initiative d’un manager entrepreneur pour créer de nouvelles façons de travailler, et qui se transforme en structure dédiée à accompagner l’innovation (Boeringher Ingelheim)
- Créer un Lab innovation (Groupama)
- Et pour beaucoup, mener la transformation, réinventer, développer de la résilience organisationnelle, innover dans l’organisation du travail en lien avec les profonds bouleversements générés par la crise qu’elles viennent de traverser et qui modifient leurs besoins comme les attentes des salariés.
Face à cet enjeu, l’innovation managériale apparait comme un nouveau territoire de l’innovation pour ces entreprises qui concentraient leurs efforts jusque-là sur ses seules dimensions techniques et technologiques, comme un nouveau terrain de jeu de la compétitivité. La conviction des dirigeants est un levier important d’action. Mais avec une recherche de diversification des sources d’inspiration pour innover (innovation expérimentale, émergente) :
- Favoriser toutes sortes de projets d’innovation technique ou de service client et d’encourager le volontariat (Boeringher Ingelheim)
- Faire évoluer l’approche de la performance par les managers : intégration d’indicateurs de performance sociale dans le tableau de bord des managers ; accent mis sur la performance collective et les feedbacks d’équipe ; montée en puissance de la dimension bien-être au travail dans une approche qui veille à la « symétrie des attentions » : ne pas seulement prendre soin des clients sans prendre soin des salariés (Vinci Facilities)
- Inventer de nouvelles manières d’innover et de gérer pour sortir de la prescription devient un levier du développement et de la compétitivité. La « grandeur » centrale consiste à avoir pour finalité, de créer, d’innover, d’abandonner les habitudes et d’échapper à la routine pour faire œuvre singulière et créative qui permette de se distinguer de ses compétiteurs.
Cette logique va avoir tendance à s’appuyer sur un levier de transformation managériale consistant à « laisser grandir les herbes folles » qui inspirent et légitiment la stratégie, favorisent l’éclosion d’activités émergentes (Vinci Facilities).
4/ Des conséquences sur les leviers de la transformation managériale
La présence de ces trois logiques au sein des discours des acteurs de l’entreprise rend la transformation managériale moins aisée à concevoir et à mener qu’il n’y parait. Elle montre que l’obtention des résultats escomptés et donc de la performance, n’est pas l’objet d’une vision unique ou d’un consensus. Il faut donc que les gestionnaires acceptent qu’il n’existe pas de « modèle » de transformation pur. A l’inverse la transformation managériale ne peut être que le résultat d’une hybridation entre différents acteurs dont chacun aurait en main et dans la logique d’action qui est la sienne, certains éléments d’une partition musicale qui à l’instar de la métaphore de l’orchestre de jazz évoquée dans le chapitre 1, permet d’exécuter de multiples variations sans modèle cible et à plusieurs dimensions.
Dans ce panorama, le rôle de la fonction RH, même s’il apparait comme partiel « parce que souvent en deuxième ligne » est jugé essentiel. Ici le rôle de la fonction RH est clé au sein des organisations, non seulement dans l’identification des logiques en tension à propos de la transformation, mais surtout dans sa façon de réduire les antagonismes entre ces tensions pour produire de la coopération et de l’hybridation.
En synthèse de ce chapitre Les problèmes rencontrés dans la mise en place de la transformation managériale appelée de leurs vœux par les entreprises, résident dans le contraste des représentations des acteurs concernés. Ces différences de représentations sont à la source de tensions entre ces acteurs et freinent l’action. Trois logiques institutionnelles se confrontent obéissant chacune à des « justifications » différentes guidées par des valeurs : gestion, marché, innovation. La transformation managériale ne peut être l’objet d’une vision unique et idéale mais le produit d’une nécessaire hybridation des différentes logiques qui guident ses acteurs. La fonction RH a ici un rôle clé à jouer tant dans l’identification et la compréhension fine de toutes les logiques à l’œuvre, que dans la recherche de modalités pour réduire ces antagonismes et produire de la coopération. |