Le cadre académique

La littérature en gestion est abondante sur les questions de changement et de management. Pour aider le lecteur, nous avons choisi d’ouvrir ce document par une partie qui présente de façon synthétique, et donc simplifiée la littérature susceptible d’éclairer de façon pertinente, même si non exhaustive, les données issues du terrain. A la fin du document, plutôt que de fournir une longue liste de références, nous nous limiterons à indiquer les ouvrages ou articles les plus essentiels, pour les lecteurs qui voudraient approfondir un point particulier.

 

1 / Des transformations profondes, accélérées et accentuées par la crise sanitaire

Si de profonds changements étaient déjà à l’œuvre depuis quelques années, la crise récente en a amplifié et rendu visibles un grand nombre d’entre eux.

1.1 /  De profonds changements déjà à l’œuvre…

C’est aujourd’hui un lieu commun de constater que le monde des organisations subit des transformations majeures. La crise sanitaire en a été certes un révélateur et un accélérateur concret pour tous, mais ces transformations s’inscrivent dans des dynamiques bien antérieures, dans différents domaines :

  • Globalisation des marchés, des échanges, des flux financiers et informationnels, même si le Covid a, sur ce plan, réintroduit dans les débats des sujets comme la relocalisation des activités industrielles et stratégiques, ou encore l’importance des services de proximité, des solidarités de territoire[1] et bien sûr, l’impact sur l’environnement ;
  • Digitalisation à tous les niveaux : outils, services, métiers, processus et compétences, dont le télétravail généralisé n’est que la partie visible et, il faut bien le reconnaitre, subie dans de nombreuses entreprises qui avaient été, jusqu’ici, frileuses sur ce sujet[2];
  • Emergence de nouveaux business models qui changent les règles du jeu concurrentiel et « disruptent » des modèles industriels « brick and mortar » bien établis : de l’aérospatiale (Space X) à l’automobile (Tesla) et à l’hôtellerie (AirBnB), en passant par la musique (Deezer), les médias (Netflix) les transports (Uber), le commerce (Alibaba), ou encore la logistique (Amazon), ces innovations récentes sont portées par des organisations « plateformes » d’emblée globales et digitales, dont la crise a encore accéléré l’omniprésence[3] ;
  • De nouvelles formes d’organisation sont par ailleurs expérimentées pour s’adapter à ces changements : elles sont horizontales, par projet, apprenantes, agiles ou encore libérées et entrainent une réflexion sur le travail du futur, qui serait plus autonome, collaboratif, créatif…[4];
  • Et bien sûr, les collaborateurs sont portés par de nouvelles aspirations et ils manifestent des attentes nouvelles envers leur entreprise. Ces attentes ne concernent plus exclusivement les conditions de travail, mais portent également sur son contenu ou encore sur la capacité des collaborateurs à pouvoir s’exprimer, agir, apprendre et se développer. Dans un contexte de confinement et d’isolement généralisé, les questions du sens de l’autonomie et de reconnaissance au travail n’ont jamais été aussi [5]

Au regard de ce contexte d’un monde en perpétuelle mutation, de nombreuses entreprises avaient déjà entrepris des actions visant à intégrer ces enjeux, notamment en favorisant l’initiative, l’autonomie et la responsabilisation de leurs collaborateurs. Depuis quelques années se sont développées des constellations d’innovations organisationnelles et managériales telles que l’entreprise libérée, les organisations sociocratiques, holocratiques, opales…[6] qui traduisent un mouvement de fond vers un aplatissement de la structure hiérarchique et des modes d’animation plus participatifs, plus collaboratifs et basés sur l’intelligence collective.

1.2 / … Que la crise récente a amplifiés et rendu visibles aux yeux de tous

La crise Covid a joué un rôle de révélateur et d’accélérateur de mouvements de fond à l’œuvre depuis longtemps et surtout, a touché tout le monde, du dirigeant au collaborateur. Cette période singulière a engendré de nombreuses difficultés : arrêt brutal de l’activité, perte de repères, isolements, perte du lien social, bouleversement des modes de travail collectif… Mais de nombreux managers ont réussi à insuffler des dynamiques positives d’adaptation, d’apprentissage et d’innovation en temps de crise et ont su développer de nouvelles formes d’engagement collectif pour le futur. [7]

Qu’elles soient voulues ou subies, antérieures à la crise ou forcées par cette situation, ces transformations nécessitent de capitaliser sur ces avancées positives pour les ancrer dans les pratiques collectives et les projeter dans le fonctionnement régulier des organisations, dont on peut supposer qu’il sera, dans le futur, en évolution et transformation permanente. [8]

Le discours dominant sur le monde du travail pendant cette crise sanitaire voudrait nous ramener dans le monde binaire de la conduite du changement, avec un « monde d’avant » et un « monde d’après ».  Or, il nous semble plus important de s’intéresser au « monde du pendant », qui correspond à cette période de transition entre deux états, et qui pourrait bien être la norme, tant il parait illusoire de vouloir se raccrocher à un état futur qui serait de nouveau stabilisé et prévisible.

Ce monde du pendant, et les dynamiques de transition qui le caractérisent, exacerbent les tensions, par ailleurs inhérentes aux organisations et à la conduite de l’action collective dont la nature est d’être soumise à des injonctions par essence contradictoires. Certaines tensions sont déjà connues : tiraillement entre des décisions stratégiques et des contraintes opérationnelles, entre des objectifs court terme et long terme, entre la performance économique et le développement social. Mais de nouvelles sources d’oppositions potentielles semblent prendre de plus en plus d’importance : souci de la santé des personnes et atteinte de la performance, respect des procédures et adaptation à la situation, nouvelles articulations entre travail en distanciel et présentiel.

 

2 / Comment la littérature nous éclaire sur les phénomènes de transformation organisationnelle et humaine

Dans l’état de l’art des sciences du management, nous invitons le lecteur à dépasser les modèles classiques du changement planifié, pour se tourner vers des approches qui nous semblent aujourd’hui plus fécondes.

2.1 / Les modèles classiques du changement planifié

Les phénomènes de changement organisationnel sont traditionnellement abordés selon des modèles séquentiels à destination des dirigeants et managers. Parmi les plus repris,
on retrouve le modèle de Kurt Lewin comportant les phases de décristallisation, de transition et de recristallisation qui fut enrichi par le « modèle de la roue » proposé par
Rosabeth Moss Kanter [9]   ainsi que par celui élaboré par John Kotter[10] constitué de huit étapes applicables à tout changement. Dans un environnement instable et complexe, l’approche linéaire et déterministe sur laquelle ces modèles s’appuient apparaît inadaptée. Ces modèles prescriptifs à vocation reproductible et universaliste sont remis en cause du fait de leur caractère simpliste et réducteur. Dans un tel contexte où les projections semblent vaines, l’enjeu du management stratégique n’est plus tant de planifier des scénarios et de conduire des projets de changement que d’organiser l’adaptation permanente. Il nous parait que les modèles classiques du changement sont largement dépassés au profit de trois approches qui semblent selon nous plus éclairantes, et que nous allons aborder ci-dessous : le pilotage dans la transformation, les pragmatismes et les paradoxes.

2.2 / De la conduite du changement au pilotage dans la transformation

L’accroissement de la complexité, de l’incertitude et de l’imprévisibilité de l’environnement organisationnel implique de réinterroger nos modèles mentaux.  Au regard de ce contexte, la notion même de conduite du changement doit être questionnée, car elle induit l’idée d’une planification qui ne répond plus à la réalité organisationnelle. L’enjeu est de développer une capacité intrinsèque de l’organisation et des collaborateurs à s’adapter, voire à anticiper. Il ne s’agit plus pour les managers d’accompagner leurs collaborateurs au fil d’étapes successives identifiées tel que postulé par les modèles préalablement évoqués. Il s’agit de les équiper pour qu’ils se mettent en mouvement.

Il apparaît désormais plus opportun de parler de pilotage dans la transformation (Autissier et al., 2018), cette dernière se référant à un phénomène permanent et continu. Il s’agit de gérer constamment des équilibres menacés, de créer les conditions favorables à la régulation. Appréhender la transformation organisationnelle de la sorte induit une disposition d’esprit, des manières d’être et d’agir. Cette approche accorde une importance centrale aux transitions ainsi qu’aux dynamiques de mise en mouvement. Par ailleurs, le pilotage dans la transformation renvoie à des dynamiques émergentes. Les managers privilégient le
« bottom-up » et invitent les acteurs à inventer eux-mêmes, chemin faisant, les changements qui feront l’entreprise de demain. Les méthodologies deviennent donc beaucoup plus expérimentales, dans une perspective dite de « test & learn », avec un impératif d’apprentissage plus poussé. Il s’agit de redonner l’initiative aux acteurs du terrain,
de développer non pas leur savoir-faire et savoir-être, mais leur savoir et pouvoir agir pour qu’ils puissent mener des expérimentations, des petits projets pilotes, qui permettent de tirer des enseignements et de penser l’étape suivante de la transformation.
L’organisation doit alors acter les initiatives porteuses de valeurs ajoutées et les ancrer dans de nouvelles routines (évolution des compétences, de l’organisation, des systèmes de gestion, d’incitation, d’évaluation…).

Les recherches ont évolué d’approches prescriptives sur la conduite du changement à des conceptualisations plus ouvertes et pragmatiques sur des dynamiques complexes, émergentes, multidimensionnelles et non linéaires pour appréhender les questions de l’action collective en environnement instable.

2.3 / Les approches pragmatiques

Trouvant ses origines dans la philosophie américaine de la fin du 19e siècle,
le courant pragmatiste est une source d’inspiration majeure pour la pensée managériale
anti-taylorienne. Son actualité s’explique en partie par l’incapacité des modes de gestion bureaucratique et technocratique à faire face à la complexité et l’incertitude.
Un tel contexte exige de recourir à des approches exploratoires, à l’expérimentation, à la participation communautaire, à des évaluations contradictoires et au dialogue.
Ces approches sont au cœur de la pensée pragmatiste qui les développe notamment au travers de différents thèmes[11].

De multiples courants de recherche modernes en gestion s’inspirent de cette philosophie du pragmatisme. Citons parmi les plus influents :

  • L’apprentissage organisationnel, qui regroupe une diversité de modèles et d’approches développés depuis les années 1980 : des pratiques d’acquisition, de capitalisation et de partage de connaissances et de compétences, qui font évoluer plus ou moins profondément et plus ou moins durablement les individus, les équipes et les organisations pour traiter des problèmes et agir dans des situations nouvelles[12];
  • La résilience organisationnelle, définie comme la capacité d’un système social à rebondir suite à une perturbation externe inattendue et à se préparer à en affronter d’autres[13]. Certaines approches vont au-delà de la résilience en prétendant à l’antifragilité. Elles tentent ainsi de s’améliorer dans un environnement instable en sortant renforcées des chocs qu’elles subissent[14] ;
  • L’improvisation organisationnelle[15], vue comme un ensemble de conceptualisations construites autour de deux métaphores :
    • celle du bricolage qui consiste à utiliser des ressources qui sont à portée de main pour résoudre les problèmes rencontrés.
    • celle de l’orchestre de Jazz, dans lequel il ne s’agit donc plus d’interpréter une œuvre déjà écrite, mais bien de créer et d’imaginer de nouvelles variations, à partir d’un thème de base ;
  • L’effectuation, qui trouve son origine dans les travaux de recherche de Saras Sarasvathy (2001) sur la façon dont pensent et agissent les entrepreneurs, puis fut popularisée en France par Philippe Silberzahn[16]. Tandis que le mode causal part d’un objectif et vise à construire tous les composants d’une trajectoire optimale pour l’atteindre, le mode effectual part de l’état des ressourcesdisponibles à partir desquels sont construits des objectifs possibles.
  • La stratégie dite « du chemin faisant »[17], par laquelle la stratégie n’est pas une formulation abstraite et “hors sol”, mais l’art d’utiliser les informations qui surviennent dans l’action, de les intégrer, et de formuler de nouveaux schémas d’action[18].

2.4 / La gestion des paradoxes

Les tensions, approchées par la littérature sous l’angle des paradoxes, désignent une contradiction durable, voire permanente, entre des éléments qui apparemment s’excluent l’un l’autre, mais coexistent malgré tout. Il y a donc une interdépendance et une synergie entre les éléments contradictoires qui constituent le paradoxe[19].

La gestion des paradoxes peut être envisagée sous deux angles. Les réactions défensives aux paradoxes (le déni, la recherche d’un bouc émissaire, l’imposition par la seule légitimité hiérarchique…), porteraient le risque de n’apporter qu’une réponse court terme et de désengager les collaborateurs. A contrario, une gestion vertueuse des paradoxes développerait au sein des organisations une meilleure capacité d’apprentissage et de créativité, de flexibilité et résilience, tout en libérant le potentiel humain.

Les auteurs Smith et Lewis[20] offrent un cadre d’analyse permettant d’apporter des réponses actives aux contradictions. Ils proposent un mode de gestion dynamique des paradoxes par lequel les acteurs, plutôt que d’effacer ou de résoudre les paradoxes en adoptant des stratégies défensives, les abordent de façon active au travers de trois stratégies possibles :

  • L’acceptation, qui implique de faire cohabiter sans compromis ces paradoxes, de vivre avec, notamment en se contentant de transmettre les injonctions paradoxales ou en proposant des contreparties pour les rendre acceptables : comme mettre en avant le sens et l’utilité du travail, l’intérêt d’une mission, l’attrait de perspectives ou encore proposer des compensations ;
  • La confrontation, qui consiste à laisser s’exprimer les pôles opposés pour une meilleure compréhension des contradictions et éviter l’enfermement des acteurs dans le paradoxe. Cette stratégie peut amener les acteurs à s’opposer ou transgresser les règles ;
  • La transcendance, qui envisage “les pôles du paradoxe comme interdépendants en non divergents” et amène les acteurs à s’appuyer sur les tensions contradictoires afin d’évoluer, de trouver une autre voie. La transcendance suppose entre autres pour les acteurs concernés de comprendre les contradictions, de prendre en compte les tâches quotidiennes et opérationnelles, de développer une compréhension partagée des contraintes.

Toutes ces voies gagnent à être utilisées, toutes sont utiles et l’une n’exclut pas l’autre. Il nous semble seulement que la transcendance, certainement la plus difficile à mettre en œuvre et jusqu’alors la moins développée dans les entreprises, prend une place de plus en plus importante, comme en témoignent les fortes évolutions dans la pratique du télétravail : plutôt que d’accepter les tensions entre vie professionnelle et privée, ou d’en organiser la confrontation par une négociation, nombre d’entreprises les ont récemment transcendées en organisant un « nouveau régime normal » cherchant à équilibrer distanciel et présentiel. Nous défendrons ici l’idée que l’amplification et la généralisation des tensions vécues lors de cette période de crise récente bousculent en profondeur les rôles et compétences des managers, mais que ces derniers s’appuient de plus en plus sur la voie de la transcendance en reconnaissant le « potentiel créatif » de ces paradoxes.

 

 

En synthèse de ce chapitre

Les organisations sont soumises à des transformations de fond, que la crise sanitaire n’a fait que renforcer et accélérer. 

La littérature en sciences de gestion a souvent abordé le changement à l’aide de modèles linéaires, planificateurs et prescriptifs, qui ne sont plus adaptés à des environnements instables, complexes, et évolutifs.

Des travaux récents basés sur une vision pragmatique apportent de nouvelles grilles de lecture pour mieux appréhender des dynamiques d’apprentissage, de résilience, d’improvisation, d’effectuation et d’action collective « chemin faisant ».

Les managers sont au cœur des paradoxes et tensions issues de la nécessité de piloter dans un contexte de transformation.

 

 

Lire "Le cadre de l'entreprise"

 

 

[1] Weil T., 2020, « La résilience de l’industrie ne passe pas toujours par la relocalisation », The Conversation France hal-02553572
[2] Dahmani, A. et Elkebir, E., Nov, 2020, « La COVID-19 un accélérateur du Télétravail pour les Entreprises », International Journal of Management Sciences, pages 3-4
[3] Trabucchi D. et al., 2021, “Platform-Driven Innovation: Unveiling Research and Business Opportunities”, Creativity and Innovation Management, 30 (1) : p. 6‑11
[4] Carney B.M., Getz I., 2012, Liberté & Cie, Fayard
[5]  Staune J., 2021, La grande mutation, Diateino
[6] Laloux F., 2015, Reinventing Organizations: Vers des communautés de travail inspirées, Diateino
[7] Étude menée par Act4 Talents auprès de 24 PME de la Région Auvergne Rhône-Alpes : https://www.act4-talents.fr/observatoire-lyon
[8] Bouty, I., 2017, XVII. Robert Chia – Approche processuelles et pratiques en management, une ontologie alternative, EMS Editions
[9] Moss Kanter R., 1984, Change master, Simon and Schuster
[10] Kotter JP, 1990, A force for change: How leadership differs from management, The free Press
[11] https://knowledge.essec.edu/fr/leadership/pragmatisme-organisation-management.html
[12] Koenig G., 2006/1, « L’apprentissage organisationnel : repérage des lieux », Revue Française de Gestion, n°160, pages 293 à 306
[13] Comfort, Boin, Demchak, 2020, Designing Resilience: Preparing for Extreme Events, University of Pittsburgh Press
[14] Taleb N., 2012, Antifragile: Things That Gain from Disorder, Random House
[15] Vaujany, FX de, 2009, « Un éclairage original de l’appropriation des outils de gestion : la vision improvisationnelle de Claudio Ciborra », Cahiers de recherche du CERAG, n°2, E5
[16] Silberzahn P., 2020, Effectuation : Les principes de l’entrepreneuriat pour tous, Pearson
[17] Avenier M.-J., 1999, « La complexité appelle une stratégie chemin faisant », Gestion 2000, n°5/99, pp.13-44
[18] Morin, E., 1990, Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil
[19] Lewis, M. W., 2000, “Exploring paradox: Toward a more comprehensive guide”, Academy of Management Review, vol.25, n°4, 760-776
[20] Smith W.K. et Lewis M.W., 2011, “Toward a theory of paradox: A dynamic equilibrium model of organizing”, Academy of Management Review, vol. 36, no 2, p. 381-403