Télétravail : le Covid a accéléré la mise en place de formules « à la carte »

Article de Janique Soulié, Maître de conférences en GRH – Laboratoire ClerMa, Université Clermont Auvergne et de Pierre Mathieu, Directeur de l’Institut Lettres, Langues, Sciences Humaines et Sociales, Université Clermont Auvergne. Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

 

Conséquences cumulées de l’évolution du cadre réglementaire et de la crise sanitaire, le nombre d’accords et de chartes d’entreprises relatifs au télétravail connaît une croissance exponentielle ces dernières années. S’il est difficile d’évaluer précisément le nombre de chartes, préférées à un accord par les PME/TPE, ce sont désormais plus de 7 000 accords télétravail (ou avenants à des accords existants) qui ont été déposés sur le site de Légifrance, dont près de 3500 seulement en 2021, soit deux fois plus qu’en 2020.

Au-delà de leur nombre, c’est le contenu des accords augurant le télétravail volontaire « post-Covid » qui a fortement évolué ces dernières années. S’ils proposent le plus souvent du télétravail partiel, reposant sur une organisation du travail en mode hybride, définie par l’Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH) comme « un savant mélange de travail à distance et de présentiel », et limitent majoritairement à 2 ou 3 jours par semaine le recours au télétravail, les derniers accords offrent désormais des possibilités de choix étendues à leurs salariés. Le terme de « télétravail à la carte » fait même son apparition dans quelques accords, par exemple chez l’industriel de la chimie Lubrizol France.

Assouplissement des règles

Chez le fabricant de pneumatiques Michelin, le télétravail a pour la première fois été intégré à la politique de ressources humaines en 2009 avec la signature d’un premier accord d’entreprise. Au-delà des conditions d’éligibilité, la préoccupation majeure des premiers accords télétravail concernait alors le cadrage des jours et des lieux autorisés. C’est ainsi que, chez Michelin, les deux premiers accords signés entre 2009 et 2013 limitaient le télétravail à du télétravail régulier, réalisé exclusivement au domicile du salarié et au maximum 2 jours par semaine définis à l’avance dans un avenant au contrat de travail, et sous réserve de l’accord du manager.

Le troisième accord introduit un premier assouplissement. Signé en 2014, il organise le télétravail sur une base mensuelle et non plus hebdomadaire. Le nombre de jours télétravaillés doit alors être compris entre 2 et 10 par mois, définis d’un commun accord avec le responsable hiérarchique comme des jours de télétravail « de préférence » pouvant être modifiés en fonction des besoins du service. L’accord de 2017 rajoute à son tour la possibilité de recourir au télétravail occasionnel pour répondre à un besoin particulier et temporaire. Mis en place sans avenant, ce télétravail ponctuel requiert un simple accord écrit du manager.

Afin de faire un bilan sur ces dix premières années de mise en œuvre du télétravail et en vue de la négociation en 2021 d’un nouvel accord, le cinquième, avec les partenaires sociaux, le groupe Michelin nous a confié en 2019-2020 la réalisation d’une enquête qui nous a permis de recueillir les perceptions de 1250 collaborateurs du groupe. Concernant le contenu de l’accord de 2017 en vigueur au moment de notre enquête, les résultats de notre étude faisaient apparaître un souhait de davantage de flexibilité vis-à-vis du télétravail régulier et, inversement, un manque d’information et d’encadrement du télétravail occasionnel, notamment concernant la procédure de demande et d’acceptation. Notre étude a également permis de tirer quelques enseignements de la période de télétravail généralisé pendant le confinement afin de proposer les bases d’un « télétravail post-pandémie ».

Ce cinquième accord Michelin, signé le 2 décembre dernier, assouplit encore les règles de recours au télétravail. Notamment, il peut désormais être réalisé dans tous lieux en France métropolitaine compatibles avec le télétravail, et l’accord de principe du manager n’est plus nécessaire pour l’accès au télétravail régulier pour les salariés remplissant les critères d’éligibilité. Mais surtout, il propose désormais 3 formules de télétravail :

  • régulier, avec un maximum de 3 jours définis « de préférence » par semaine ;
  • occasionnel pour répondre à un besoin professionnel ou personnel ponctuel, sans plafonnement de nombre de jours et cumulable avec le télétravail régulier ;
  • et adapté, qui permet de télétravailler à 100 %, « dans certaines situations individuelles et métiers spécifiques ».

D’autres modalités de télétravail à la carte sont proposées dans divers accords d’entreprise. Par exemple, pionnière dans le domaine, la SNCF signait déjà en 2017 un accord ouvrant aux salariés la possibilité de choisir entre, d’une part, 1 à 3 jours de télétravail par semaine ou 36 journées « à la carte » par an.

Même principe à la banque LCL, où les salariés ont le choix entre le télétravail régulier un ou deux jours fixes dans la semaine et l’attribution d’un quota de dix jours par trimestre.

Au sein du cabinet de conseil Capgemini, le salarié détermine chaque mois son volume de télétravail qui doit être compris entre 20 % et 70 % de son temps de travail.

À France Télévisions, le télétravail peut représenter jusqu’à 100 jours par an, qui peuvent être planifiés sur le mois ou sur le trimestre, sur des jours fixes ou mobiles. L’accord précise qu’« un salarié peut télétravailler 5 jours sur une semaine pour boucler un projet, puis être sur site la semaine suivant 5 jours d’affilée parce que l’organisation du service l’exige ».

Chez Renault, les salariés peuvent choisir d’adhérer à un dispositif collectif ; ils bénéficient alors de 2 à 3 jours de télétravail par semaine auxquels s’ajoute une enveloppe « open bar » de 35 jours par an. Ceux qui n’adhèrent pas au dispositif collectif disposent d’une enveloppe de 15 jours par an. Les salariés Renault jouissent également de la possibilité de télétravailler hors de France dans la limite de 30 jours par an.

Les bénéfices de l’entreprise à la carte

En ouvrant un nouvel espace de choix, le télétravail remet à l’ordre du jour le concept de l’entreprise à la carte, d’abord appliqué au domaine de la rémunération dans les années 80 aux États-Unis. Les « plans cafeteria », qui connaissent actuellement un regain d’intérêt en France, permettent à chaque salarié de choisir son « package » de rémunération dans le cadre d’une enveloppe définie, par exemple entre part fixe et variable, en argent ou en nature, etc. Les travaux réalisés dans les années 1990 ont montré que ces systèmes augmentaient la satisfaction au travail, notamment en donnant aux salariés un fort sentiment de contrôle de leur situation de travail.

En France, le concept d’entreprise à la carte a été introduit en 1995 par le Centre des jeunes dirigeants d’entreprise. Les possibilités de choix concernaient alors principalement le domaine de la protection sociale avec la mise en œuvre de plans de prévoyance flexibles. En impliquant les salariés dans le choix de leurs prestations, ces dispositifs ont montré leur capacité à accroître la satisfaction des salariés grâce à la perception d’une meilleure justice distributive (relative à l’équité des résultats) et procédurale (relative au processus de décision) et à davantage de communication entraînant une meilleure compréhension du sujet. Dans les recherches menées dans les années 2000, le concept d’entreprise à la carte a ensuite été élargi aux choix offerts en matière d’aménagement des temps de travail, d’organisation du travail et de formation.

Ainsi et sans minimiser les inconvénients généralement attribués au télétravail, notamment relativement à l’isolement et au manque d’interactions sociales, nous pensons qu’introduire une part de choix dans le domaine du recours au télétravail peut réduire ces inconvénients, en permettant au salarié de choisir la formule qui correspond le mieux à ses besoins professionnels et personnels.

En outre, face aux difficultés de recrutement que connaissent actuellement les entreprises, le télétravail semble constituer un facteur d’attractivité, notamment auprès des jeunes cadres, ce qui valorise la marque employeur, d’autant plus s’il est proposé « à la carte ».

Il est désormais quasiment certain que le recours au télétravail va se poursuivre et probablement s’intensifier au-delà de la crise sanitaire et, même si des entreprises restent réticentes, d’autres ont déjà fait le choix du télétravail intégral.

Certaines inversent aussi la logique dans l’organisation du travail en mode hybride, comme chez le constructeur PSA où le télétravail devient la norme et le retour en entreprise l’exception, les salariés dont les activités ne sont pas liées directement à la production pouvant travailler à distance jusqu’à 3 semaines par mois. L’accord télétravail organise alors le retour ponctuel en présentiel et la gestion des espaces de travail au sein de bureaux partagés.

Enfin, et par souci d’équité, une prochaine évolution des accords télétravail, qui concernent actuellement principalement les métiers du tertiaire, pourrait bien être l’élargissement aux métiers « peu » télétravaillables. Tandis que Michelin va lancer une étude sur la faisabilité du télétravail dans certains métiers de la production, Renault a d’ores et déjà acté dans son dernier accord du 10 juin 2021 l’attribution d’une enveloppe de 35 jours par an pour les postes dans le « manufacturing » ayant quelques activités télétravaillables. Dans les prochaines années, les accords télétravail pourraient ainsi intégrer toujours plus de flexibilité et de modularité.The Conversation

 

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