Talent, compétence, « soft skills »… une mode managériale de plus ?

Article de Lionel Honoré, Professeur des Universités, IAE de Brest, Université de Bretagne Occidentale, LEGO, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

 

 

Talent, compétence, « soft skills » (compétences « douces ») : ces notions sont devenues les mantras d’un management des ressources humaines contemporain résolument orienté vers le « care » et le « well-being » (bien-être) et dont l’objectif affiché, parfois même scandé, est de remettre l’humain au centre de la quête de performance (soutenable bien entendu).

En management, les modes ne sont pas nouvelles. Il y en a toujours eu : celles des cercles de qualité et des projets d’entreprise dans les années 1980, celles d’outils tels que les 5S dans les années 1990 ou le 6Sigma dans les années 2000, celles des « talents » et de leur gestion à présent. D’une période à l’autre, des concepts, des outils, des techniques, chassent leurs prédécesseurs dans le cœur des managers en attendant d’être à leur tour chassés par d’autres.

Le phénomène tient bien sûr au fait que des notions, des dispositifs ou des outils pertinents à un moment ne le restent pas forcément lorsque le contexte et les situations évoluent. Les conditions économiques et le travail aujourd’hui ne sont pas les mêmes qu’il y a vingt ou trente ans et les outils pertinents pour les réguler et les organiser ne sont plus forcément les mêmes.

L’ombre des consultants

Ces modes tiennent également aux innovations managériales. La recherche, les réflexions des entreprises ou encore les initiatives des acteurs de terrain font émerger des manières nouvelles d’aborder les situations ainsi que des techniques et des outils nouveaux. Ils se répandent ensuite d’une entreprise à l’autre en empruntant différents canaux : les salariés qui changent d’organisation, le benchmark, la presse spécialisée, les chercheurs et les consultants qui contribuent également à la diffusion.

 

Parfois aussi, ces modes ont simplement pour origine des initiatives prises par des cabinets de conseil en management pour faire évoluer leurs portefeuilles de produits. Ce serait le cas pour cette fameuse tendance autour des « talents ». L’anthropologue sud-africain James Suzan, dans son ouvrage Travailler, la grande affaire de l’humanité, rapporte comment, en 1998, le cabinet McKinsey & Company avait mis en avant les notions de « talent » et de « guerre des talents » avec pour objectif d’ouvrir et de développer le marché du recrutement des dirigeants et des cadres supérieurs.

Derrière le « talent » figure en réalité l’idée que certaines personnes, particulièrement celles désignées comme des « hauts potentiels », seraient dotées d’atouts professionnels naturels, qui bénéficierait à l’entreprise. Nous retrouvons ici le mythe du héros capable de sauver et de sublimer à lui seul la performance.

Or, quelle place laisse cette vision au collectif ? Chaque jour pourtant et dans chaque organisation, le travail et la performance sont les fruits des interactions, des collaborations, des dynamiques d’équipes.

Amy Edmonson, professeure à Harvard, soutient l’idée que les qualités principales d’un manager sont l’humilité et la capacité à être convaincu qu’il ne sait pas ce qu’il faut faire. D’après elle, ce sont là les prérequis pour qu’il puisse se consacrer à son rôle principal : se mettre au service de l’équipe et lui permettre de rechercher l’efficacité dans sa situation particulière. De l’humilité, du collectif, du pragmatisme… nous voilà bien loin de cette idée de talent.

How to turn a group of strangers into a team (Comment transformer un groupe d’inconnus en équipe), par Amy Edmondson (Ted, 2018, en anglais).

Une autre limite à cette notion est constituée par l’idée que les qualités professionnelles seraient un potentiel quasi naturellement attaché à la personne. C’est ce que symbolise ce slogan d’une publicité d’une agence immobilière : « Nous recrutons des talents, pas des CV ». Comment considérer que les formations et les expériences ne comptent pas ou si peu ? Comment s’imaginer qu’elles ne sont pas les vrais marqueurs des qualités professionnelles construites dans le temps, étape par étape ?

Le CV reste un outil qui présente bien sûr des limites et qui reste insuffisant pour saisir tout le potentiel d’une personne. C’est bien pour cela qu’il n’est jamais le seul dispositif mobilisé dans un processus de recrutement. Ce que raconte néanmoins un CV, c’est la construction dans le temps des qualités professionnelles, c’est le travail réalisé pour se doter de savoirs et de capacités à les mettre en œuvre dans des situations concrètes.

Les compétences, des blocs détachables

La notion de « compétence » apparaît, il est vrai, moins vide de sens que celle de « talent ». Elle se décline traditionnellement en savoirs, en savoir-faire et en compétences comportementales (les fameux « soft skills »). Pourtant, la manière dont elle est mobilisée pose, différemment, les mêmes questions.

La « compétence » est, en effet, devenue synonyme de qualités professionnelles propres à une personne, collectionnables en accumulant les badges et certificats. Dans les formations supérieures, les compétences sont regroupées en blocs détachables les uns des autres dans une logique qui ressemble fort à une parcellisation de la capacité professionnelle et du métier.

Dans les années 1980, le texte pionnier de l’accord ACAP 2000 dans la métallurgie définissait la compétence toute autrement :

« La capacité à trouver collectivement des solutions qui conviennent dans les situations concrètes ».

L’accord précisait également que l’évaluation des compétences devait se faire dans les situations de travail puisque c’est seulement là qu’elles se donnent à voir. Là encore, du collectif et du pragmatisme ainsi que l’idée de qualités professionnelles qui se révèlent et prouvent leur valeur dans l’interaction et dans les situations concrètes.

« Soft-taylorisme »

Ce que traduisent ces notions de talents et de compétences c’est, au-delà d’un phénomène de mode, la diffusion de deux tendances fortes dans le monde du travail et de son management.

La première est celle de la surresponsabilisation de l’individu. Le héros pétri de talent doit porter la performance et en est donc responsable. Si elle n’est pas au rendez-vous, inutile de blâmer le contexte, les problèmes d’organisation, l’inadaptation des moyens ou un management dysfonctionnel. Le responsable, c’est lui. Finalement il n’est pas un héros, finalement il n’a pas de talent.

La seconde tendance est, paradoxalement, celle de la parcellisation des capacités professionnelles. C’est l’idée, presque à contre-courant de la première tendance, que ces capacités ne constitueraient pas un tout construit dans le temps au fil des formations et des expériences qui font la carrière de l’individu et qui lui donne un métier. Une sorte de « soft-taylorisme », en écho au modèle tayloriste défini à la fin XIXe siècle et qui repose sur la division des tâches et la rentabilité, semble ainsi émerger.

Les modes managériales du moment appellent donc en creux à un retour d’une conception pragmatique du travail : la construction, par des acteurs de métier et dans des situations concrètes, de solutions dont l’efficacité est liée à la situation et dont la valeur ne peut être mesurée que dans la situation. Le travail réel, les professions ou les métiers ont disparu du lexique de l’entreprise. Pourtant, la gestion des ressources humaines et, de manière générale le management, gagneraient à redécouvrir ces notions.The Conversation

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