Semaine de quatre jours : à peine née et déjà à réinventer ?

Cet article de Yaëlle Amsallem, Doctorante, Assistante de recherche de la Chaire Reinventing Work, et Emmanuelle Léon, Professeure associée, Directrice scientifique de la Chaire Reinventing Work, ESCP Business School,  est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

 

 

Réduire le temps de travail, est-ce un signe de progrès ? Depuis le XIXe siècle, le nombre d’heures passées à l’ouvrage ne cesse de diminuer dans les pays développés. En 1950, un salarié travaille en moyenne 2 230h par an en France. Ce chiffre diminue pour atteindre 1 600h en 2007, soit une réduction de près de 30 % par rapport à 1950. Il est resté stable depuis.

La semaine de quatre jours apparaît en France dès les années 90 comme une revendication politique et économique de partage du travail. L’objectif est de réduire le nombre d’heures travaillées afin que davantage d’individus accèdent à l’emploi. Cette formule développée dès 1993 par l’économiste Pierre Larrouturou est appliquée en 1996 avec la loi De Robien sur l’aménagement du temps de travail.

Des entreprises volontaires expérimentent alors la formule. Des chefs d’entreprise comme Antoine Riboud, le PDG de Danone, défendent une telle proposition susceptible de favoriser le recrutement. Toutefois, cette loi est abrogée au début des années 2000 avec la réforme des 35h. Ailleurs, en Allemagne, Volkswagen adopte la semaine de quatre jours en 1994 afin de sauver 30 000 emplois pour finalement l’abandonner en 2006.

La crise du Covid et les nombreux confinements ont remis ce débat au goût du jour, et pas seulement en France. La généralisation du télétravail, l’utilisation de nouvelles technologies, le développement de la flexibilité ont profondément transformé la manière de travailler. Cette période a également renforcé le désir des salariés de mieux équilibrer vie personnelle et vie professionnelle. Résultat : en 2022, 61 % des salariés français préfèrent avoir davantage de temps libre même si cela veut dire gagner moins d’argent. Ils n’étaient que 38 % en 2008.

C’est dans ce contexte que resurgit le débat sur la semaine de quatre jours. Les pays d’Asie et d’Océanie cherchent des organisations du travail susceptibles de remotiver leurs salariés. En Nouvelle-Zélande, le gouvernement instaure la semaine de quatre jours à la fin de la pandémie afin de stimuler la productivité et améliorer l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Au Japon, plusieurs entreprises s’y sont également converties, comme Hitachi ou Microsoft. Cette mesure, présentée comme un moyen de lutter contre la culture du surmenage, est aussi l’occasion d’améliorer sensiblement la productivité (de 40 % dans le cas de Microsoft).

Les pays européens emboîtent le pas, à commencer par les pays du nord de l’Europe et puis l’Angleterre, l’Espagne, le Portugal et la France. D’après une étude récente réalisée par l’Ifop auprès de 500 cadres et professions intermédiaires, 65 % des individus sont favorables à la semaine de quatre jours et 70 % des dirigeants interrogés jugent probable que leur entreprise adopte cette organisation à l’avenir.

Semaine de quatre jours ou semaine en quatre jours ?

Cette réforme peut emprunter différents chemins. Chacun d’entre eux présente des défis spécifiques. Nous en décrirons ici deux principaux.

La première formule est la plus populaire : une durée de travail inchangée mais concentrée sur quatre jours (sauf pour les cadres qui travaillent sans forfait d’heures). C’est le modèle mis en place par la Belgique et les pays nordiques. En automne 2022, la Belgique fait passer une loi sur la semaine de quatre jours, le « deal pour l’emploi » : les employés peuvent travailler quatre jours sans réduction de salaire… car leur temps de travail hebdomadaire reste à l’identique. En Italie, la banque Intesa Sanpaolo fait de même.

En France, une tentative de la sorte a été proposée au mois de mars aux salariés des Urssaf Picardie et s’est soldée par un flop. Seuls trois d’entre eux se sont laissés convaincre.

Il s’agit donc là d’une nouvelle forme de flexibilité temporelle, sans réduction du temps de travail. Comme le souligne Éric Heyer économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) :

« Il ne faut pas confondre la semaine “de quatre jours”, qui réduit le temps de travail, et la semaine “en quatre jours”, qui le comprime. »

Le défi est alors de parvenir à travailler autrement afin que la qualité du travail ne pâtisse de son intensification.

Travailler moins, travailler mieux

La seconde formule est celle qui correspond à l’idéal de la semaine de quatre jours, la semaine de 32h : une durée de travail réduite grâce à une productivité augmentée. Testée par l’Europe du Sud (Espagne, Portugal), cette formule repose sur l’idée de maintenir la productivité du travail en identifiant et en réduisant les moments jugés inutiles, en allégeant certains process, notamment de reporting, ou encore en limitant la participation aux réunions. Travailler moins, soit, mais surtout travailler mieux.

On retrouve également sous ce second visage l’idée que les technologies vont compenser la perte éventuelle de productivité, thème récurrent depuis la publication de l’ouvrage La Fin du travail en 1995 par l’essayiste américain Jeremy Rifkin. L’arrivée de l’intelligence artificielle générative le remet au goût du jour. Bill Gates parle même de l’arrivée prochaine de la semaine de trois jours.

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Cette formule limiterait de fait tout ce qui est considéré comme superflu. Cela étant, mettre l’organisation au régime diminue sa capacité à s’adapter aux transformations rapides de son environnement. Par exemple, on sait aujourd’hui que ces soi-disant « temps morts » facilitent les échanges d’information entre les équipes.

Depuis l’essor du monde industriel, les organisations n’ont cessé de chercher à optimiser le temps de travail. Pendant longtemps, ce dernier a simplement accompagné le rythme de la chaîne de production. Le temps de travail et le temps au travail étaient alors parfaitement synonymes. Aujourd’hui, il n’est plus nécessaire d’aller au bureau pour travailler : le travail s’est immiscé dans nos espaces personnels. Le temps de travail s’est détaché du temps au bureau.

La semaine de quatre jours vient contrebalancer cette tendance, et faciliterait le « retour au bureau » souhaité par certains dirigeants. Il s’agit d’une volonté de cadrer temporellement le travail à défaut de le cadrer spatialement. Avec la semaine de quatre jours, selon les termes de Sarah Proust, experte associée à la Fondation Jean-Jaurès :

« C’est bien la question de l’organisation du travail et sa répartition qui est visée plutôt que l’idée de la place que l’on entend accorder au travail dans la société. »

La question de fond porte bien sur le travail lui-même qui, pour beaucoup, s’est affranchi de la double contrainte du lieu et du temps.

Vers un nouveau paradigme du travail ?

Au lieu de se focaliser sur le volume d’heures, ne devrions-nous pas plutôt parler de la nature même du travail ? Pour reprendre la formule de Timothée Parrique, économiste spécialiste de la décroissance, il serait temps d’arrêter de prédire le futur du travail avec des idées comme la semaine de quatre jours et de commencer à inventer le travail du futur.

Il faudrait peut-être aujourd’hui créer de nouvelles utopies du travail à l’image d’Ecotopia, ouvrage qui, en 1975, imaginait les trois États de la côte ouest des États-Unis faisant sécession pour mettre en place un mode de vie radicalement écologique. Il décrit un nouveau modèle de société où les gens ne travaillent que 22h. Au lieu d’y voir un éloge de la paresse comme proposé en 1926 par Eugène Marsan, cette utopie comme d’autres, Voyage en misarchie (2017) avec sa semaine de 16 heures ou encore les 15 heures dans Paresse pour tous (2021), décrit des économies plus démocratiques où une grande partie des heures disponibles est utilisée pour des activités sociales, politiques, culturelles et écologiques.

Inventer le futur du travail requiert de réfléchir à la nature de notre travail et du sens qui y est associé. De plus en plus de recherches, dans le sillage notamment de l’anthropologue David Graeber, mettent l’accent sur la perte de sens au travail, l’essor des « bullshit jobs » qui occasionne la « révolte des premiers de la classe » pour reprendre le titre de l’ouvrage du journaliste Jean-Laurent Cassely.

Ce n’est pas en réorganisant le temps de travail que ce sens surgira. Le temps de travail est avant tout un « facteur d’hygiène » tel que l’explique le psychologue Frederick Irving Herzberg. Il ne peut conduire à la motivation tant espérée par les dirigeants, il ne peut que tempérer l’insatisfaction des salariés. Ce sont les « facteurs moteurs », source d’épanouissement personnel et de satisfaction, qu’il s’agit d’actionner tels que la valorisation du travail accompli, l’autonomie ou l’intérêt des tâches effectuées. À l’image d’Ecotopia où le personnage principal se rend peu à peu compte des avantages de cette nouvelle société qui lui apparaît à première vue étrangère, il s’agit de changer notre vision du monde et imaginer, non pas un nouveau rythme de travail, mais une nouvelle manière de vivre.The Conversation

 

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