Nouvelles formes de travail
21 Mar 2025
La séance du 19 mars 2025 était consacrée à la thématique : Les nouvelles formes de travail (New Ways of Working – NWOW) animée par Laurent Taskin, professeur à l’Université de Louvain et directeur de la Chaire Management humain et société.
Lien vers la présentation de Laurent Taskin
1/ Les NWOW (New Ways of Working)
Originellement produit de Microsoft (new world of work) le NWOW est un mélange qui peut paraitre hétéroclite de différentes pratiques qui ne sont pas nouvelles :flexibilité organisationnelle ,des modes de management, temporelle et des espaces de travail qualité totale… C’est « un mix organisationnel de pratiques qui ne sont pas neuves de flexibilité du temps , de l’espace, d’organisation du travail et de management dont la mise en œuvre est facilitée par les technologies de l’information et de la communication s’inscrivant dans un mouvement visant à rendre l’entreprise plus transparente, démocratique et collaborative »
Ce qui est nouveau c’est que cette recherche de flexibilité est devenue une philosophie managériale, une vision de l’humain. Via les NWOW c’est l’ensemble de l’organisation de l’entreprise qui est questionné.
En matière d’innovation managériale, par exemple le Management par objectif (MBO) dans les années 1950, a reposé sur une vision de l’être humain ,une anthropologie, qui désignait trois principes : 1-définition des objectifs ; 2-autonomie nécessaire ;3- contrôle a posteriori. Ce qu’il en reste aujourd’hui est que seuls les points 1 et 3 ont été mis en œuvre .La qualité totale dans les années 1980 visait à confier l’innovation sur la qualité aux salariés eux-mêmes et non à la hiérarchie. Il en reste aujourd’hui une fonction d’administration bureaucratique de la qualité.
La philosophie des NWOW est de viser à rendre l’entreprise plus transparente, plus démocratique et plus collaborative ; celle-ci s’appuie principalement sur des outils de flexibilité spatiotemporel tels que le travail hybride dans lequel se mêlent télétravail, MBO, responsabilisation, et collaboration.
Mais il y a très peu d’entreprises qui mettent en place ces pratiques dans cette vision de l’humain au travail.
Qu’y a -t-il derrière la notion de travail hybride ?On a remplacé le télétravail par la notion de travail hybride . On travaille dans des lieux différents et la nature des activités détermine ces lieux.
Est-ce synonyme du télétravail? Oui mais en le combinant avec du travail au bureau. l’élément distinctif est le lien fort avec la nature de l’activité et l’accès des lieux. Chaque espace doit être propice à l’activité à réaliser. Le travail hybride est donc une combinaison de lieux pour réaliser le travail avec l’usage des technologies de l’information et de la communication dans lequel c’est la nature de l’activité qui joue un rôle déterminant dans le choix du lieu de travail avec des implications dans l’aménagement des espaces de travail au bureau.
Des enjeux nouveaux
Beaucoup d’enjeux ont été associés au travail hybride comme les enjeux sociétaux ou de productivité; il s’agit dorénavant de sortir de la vision du télétravail développé pendant la crise COVID. Ainsi le télétravail d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celle-ci ;on a longtemps pensé que cette pratique était bonne pour la planète (années 1980) ; aujourd’hui des entreprises inscrivent cette pratique aussi dans leur transition écologique ; Or rien n’est moins sûr et cette analyse est contre intuitive…Des études récentes visent à objectiver le fait que certains déplacements professionnels que l’on pensait économiser, sont au contraire remplacés par de multiples déplacements privés et génèrent plus de consommation d’énergie…On a aussi pensé que la redistribution de l’emploi pouvait être favorisée par le télétravail de même que l’exode urbain. Des effets de spill over ont aussi été décrits( échanges entre travailleurs d’entreprises différentes qui favorise la créativité).Les gains de productivité constatés pendant la période COVID n’existent plus. Le lien avec l’entreprise se distend et le contrôle managérial se trouve difficile à réaliser. Le projet entreprise se trouve menacé. Au niveau des travailleurs si on apprécie la qualité de vie au travail, par la réduction des déplacements on dénonce aussi le sentiment d’isolement social qu’il procure. Des mouvements de retour au bureau sont observés.
Le livre de Laurent Taskin sur le télétravail paru en 2025[1], montre que avant le COVID, la journée de télétravail était une journée préservée. C’était une journée d’isolement choisie, préparée pendant la semaine dans un contexte protégé des interactions propres au bureau. Les études ont montré que cette pratique a pu généré des gains de productivité de 2 à 40% car le temps de travail était plus dense.
Ces arguments ne peuvent plus être utilisés aujourd’hui. Certaines entreprises proposent jusqu’à 3 jours de télétravail par semaine. Le télétravail est une journée qui se substitue à une journée au bureau avec toutes ses interruptions et interactions. Les gains de productivité n’y sont plus observés.
L’enjeu n’est plus la productivité ;c’est devenu un mode de vie des travailleurs dans une redéfinition du rapport au travail (défini par trois normes : privé, professionnel lié au métier et organisationnel lié à l’entreprise ) dans lequel le privé prédomine. Ce qui soulève des enjeux d’apprentissage et de collaboration.
L’enjeu majeur est de réinventer « la journée au bureau » en gérant les questions de présence et de co-présence. ;passer de la régulation de l’absence individuelle du bureau à la régulation de la présence collective : définir la plus-value pour revenir au bureau (convivialité, réunions d’équipe, feed back…)La présence physique devient nécessaire pour collaborer , pour favoriser la créativité, l’engagement…La capacité à organiser les communautés devient une compétence majeure des managers et des DRH (devenus des community builders).
Sans méconnaitre les enjeux de confiance ,de surveillance , d’autonomie et de contrôle dans lesquels l’autonomie et le contrôle ne sont pas dans une relation à somme nulle. On peut avoir davantage d’autonomie tout en étant plus contrôlé.
Le télétravail montre aussi qu’on invisibilise les personnes et le travail notamment via le management par objectifs qui ne s’intéresse qu’aux résultats.
S’agissant des espaces de travail, le fait de les repenser et de les réduire a introduit une forme de nomadisme des travailleurs qui ont le sentiment qu’ils ne peuvent plus habiter les lieux de travail. Ceci a encouragé le télétravail et le fait que les travailleurs ne se sont pas sentis bienvenus dans les locaux de travail.
Quel management ?
Etre manager est compliqué dans la situation actuelle :les managers ont investi dans le « care » le prendre soin de leurs collaborateurs, cela a été très dur pour eux car peu de monde prenait soin d’eux.
De quel management a -ton besoin pour encadrer le travail hybride?
Traditionnellement, le métier de manager est caractérisé par des compétences déclinées en savoir-faire, savoirs et savoirs être.
Nous avons essayé de définir le profil du manager à l’horizon 2030.De nouvelles compétences apparaissent : gérer les besoins individuels , la distance, la promesse…la flexibilité spatiale et temporelle des personnes, ouvrir des espaces de dialogue…autant de compétences qui n’étaient pas exigées jusqu’alors de la part des managers.
Le résultat qui commence à se faire sentir est que le métier de manager n’attire plus tant il est devenu complexe…Une enquête de PWC a mis en évidence cette désaffection : le « conscious unbossing »
Avec des tensions représentant une combinaison de rôles difficiles à satisfaire: entre coach et responsabilités ; nécessité de compétences managériales et exigence de compétences métiers ;fatigue des managers avec le coût du prendre soin ;besoin de reconnaissance des managers aussi.
Vers un management humain
La gestion des RH traditionnelle qui a été très loin dans l’individualisation avec toute une série de métriques(indicateurs, objectivation, individualisation) relatives à la motivation, ne fonctionne plus. Les taux d’absentéisme et de désengagement des salariés le montrent. Les enjeux aujourd’hui sont ceux de la reconnaissance qui relie les individus, le partage.
Le management humain est ancré sur le fait qu’on réfute les individus comme une ressource, vision économique qui provoque un malaise, au profit du retour à une dimension morale :l’individu veut être reconnu comme personne.
Le management humain désigne un ensemble d’activités humaines et sociales et de théories visant à inclure les hommes et les femmes dans un projet d’organisation.
Dans cette perspective reconnaitre c’est de l’attention et c’est très challengeant.
Les trois piliers de ce management humain sont la réflexivité des individus, centré sur le travail réel et reconnaissance de la personne .
Autonomie et responsabilisation : point d’étape
S’agissant de l’évolution des pratiques d’entreprises,plusieurs variantes ont vu le jour (entreprise libérée, opale, etc…) dans une vision totalisante concernant toute l’entreprise et du dirigeant. Ces modes de management ont généré de l’épuisement pour des résultats peu efficaces et convaincants.Le management y devient une compétence collective.
Au-delà des modèles totalisant, il existe des pratiques (management participatif et co-décision décision par consentement) sur lesquelles les entreprises peuvent s’appuyer. Des pratiques intéressantes se développent en entreprise mais qui ne visent plus leur mise en place totale.
2/le débat met en lumière plusieurs expériences d’entreprises révélatrices de différents enjeux :
- Le groupe Hermès a décidé de ne pas mettre en place le télétravail : l’affectio societatis est fondamental pour cette entreprise familiale dans laquelle il est essentiel de crée et de travailler ensemble ;on préfère privilégier ainsi le sentiment d’appartenance que le mode vie des salariés. La philosophie du groupe vise plutôt à rendre la contribution des personnes irremplaçable par les savoir-faire ; les managers et la fonction RH doivent travailler le contenu des métiers pour les rendre intéressants et irremplacables. Une philosophie managériale qui privilégie « les conversations qui comptent » autour des quatre « territoires » du management :bienveillance-respect des personnes-artisanat, respect de la pratique-transmission-beauté, respect du produit.
- Dans le monde militaire peu connu, on accorde beaucoup d’importance au leadership, à l’art du commandement commeingrédients importants dés le plus jeune âge voire plus importants que la dimension technique du management dans la réalité d’une carrière. Même un deuxième classe expérimente des situations de leadership avec sa petite équipe. Cet élément est considéré comme essentiel dans la formation continue et l’apprentissage des soldats. Le malaise actuel à propos de la fonction de managériale n’est-il pas dû au fait que cette dimension n’est pas intégrée dés le démarrage de la carrière ?
- Philippe Silberzahn, professeur à l’EM Lyon a publiérécemment sur son blog, un billet à propos du respect où il développe la thèse selon laquelle dans un environnement très exigeant, où les personnes sont excellentes, les salariés n’attendent pas de la part de leur manager de la bienveillance mais d’être challengés pour être poussés le plus loin possible dans leur réalisation et leur performance. Le respect pourrait-il se définir ainsi ?
- Egis, entreprise d’ingénierie ne propose pas de télétravail mais c’est un frein au recrutement. Rendre les personnes irremplaçables n’est pas la pratique de l’entreprise où la fonction RH doit à l’inverse, proposer des plans de succession. L’accompagnement des managers se fait via du co-développement plutôt que des formations.
- La question du management des partenaires , co-traitants, est aussiau centre des préoccupations des entreprises en matière de travail à distance.
- Le CNES a mis en place au siège le télétravail à raison de 1 jour par semaine ;ce temps était dédié à des travaux de fond. Après le COVID, plusieurs jours de télétravail ont été possibles et les managers ont commencé à souffrir. Aujourd’hui le siège a déménagé temporairement et les syndicats réclament un troisième jour de télétravail du fait de l’étroitesse des locaux temporaires.La question de la régulation du lien social et du temps de présence se pose avec acuité.
- Y a-t-il vraiment fin du télétravail à la suite des annonces de grands groupes (Amazon, Google, Ubisoft …) ?:il n’y a pas vraiment d’études sur le sujet mais on constate que le nombre de jours accordés se tassent ;il n’est pas encore envisagé un retour en arrière brutal.
- Du point de vue des individus, il n’y a pas de retour en arrière perceptible.
- A noter la questionde l’accès aux systèmes d’information, pose aussi celle de la gestion des agendas ;le travail sur site est contraint par l’agenda des personnes en télétravail ; elle risque d’être plus appauvrie en termes de créativité et de résolution de problèmes complexes.
Etaient présents: Olivier Musseau, Responsable du Knowledge management, Direction des Applications militaires (CEA-DAM) ; Frédérique Meyer Lassalle, sous-directeur en charge du Développement RH (CNES); Béatrice Lambilotte, DRH (Egis group BU Rail); Pascale Gustin Favier, Directrice développement RH (HTH); Isabelle Vella, Responsable RH (Boehringer Ingelheim); Armelle Baufour, Responsable RH (CNES); Thierry Picq, (EM Lyon).
Animation : Martine Le Boulaire, Pierre Jarniat, CIME.
+++++++++++++++++++++++++++++++++
La prochaine réunion aura lieu en présentiel, le 12 juin 2025 au CNAM sur le thème des sources de l’innovation
[1]Laurent Taskin, Le télétravail, un mode de vie, Presses de Sciences Po (2025)