Managers, et si vous redécouvriez l’art de la débrouille ?

Cet article de Thomas Simon, Assistant Professor, Montpellier Business School est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

 

 

 

En 2017, le journaliste Jean-Laurent Cassely a fait paraître un ouvrage intitulé La révolte des premiers de la classe. Il y dépeint un phénomène grandissant, celui de la fuite des jeunes élites vis-à-vis des « jobs à la con » ou « bullshit jobs » qui fleurissent dans les organisations. Ce sont des emplois qui paraissent d’autant plus inutiles et dérisoires qu’ils sont associés à une bonne rémunération.

À cela s’ajoutent des ordres contradictoires dictés par des managers qui ressemblent parfois à s’y méprendre au père Ubu, le personnage d’Alfred Jarry connu pour son despotisme malhabile et sa forfanterie outrancière. Face à une hypermodernité froide et à un management en panne, les jeunes diplômés apparaissent bien souvent déçus, désillusionnés, voire désespérés.

Sur ce point, la professeure Brigitte Nivet parle dans un ouvrage récent d’un « malaise dans le management ». Pour elle, nul doute que cet « art de diriger » connaît une crise sans précédent. Elle constate notamment que les jeunes diplômés n’aspirent plus du tout à la fonction de manager.

Parmi les raisons invoquées, l’enseignante-chercheuse à l’ESC Clermont revient sur trois modèles de management qui sont encore enseignés et utilisés : celui du gestionnaire scrupuleux issu de la tradition de l’organisation scientifique du travail, celui du leader, avec le mythe de l’homme providentiel, et celui de l’accompagnateur, du facilitateur et du soutien. Ces trois modèles sont plus ou moins en crise et suscitent la confusion parmi les jeunes diplômés. Dès lors, le paradoxe relevé par Brigitte Nivet devient saisissant : de nombreux jeunes diplômés d’école de management, qui sont préparés à devenir managers, ne veulent plus manager.

Doute, écoute et délibération

La plupart des ouvrages de management décrivent les managers comme des sortes de superhéros, capables de résoudre tous les problèmes, de répondre à toutes les difficultés par la mise en place immédiate de pratiques adaptées. Or, ces modes de gestion omnipotents ont fini par écraser voire nier la singularité des salariés en leur imposant une réponse univoque, une méthode unique, un « one best way » pour reprendre un syntagme taylorien.

À rebours de ce management tout puissant, Ghislain Deslandes, professeur à ESCP Business School, souhaite l’avènement de ce qu’il appelle un « management faible ». Celui-ci se veut à la fois moins sûr de son fait, moins assertif, moins hiérarchique, moins définitif, moins prometteur aussi. Il s’agirait alors de dessiner les contours de modes de gestion plus indéterminés, plus ouverts et donc plus à l’écoute des signaux faibles. Doute, écoute et délibération forment le credo de cette nouvelle manière d’envisager l’encadrement et le pilotage des organisations.

Ce « management faible » permet d’entrevoir un espace pour les salariés afin d’être davantage acteurs et donc moins spectateurs de leur propre activité. L’objectif est alors de ménager des interstices et des écarts possibles pour que les individus puissent eux-mêmes définir leur rôle et investir subjectivement leur travail. En s’appuyant sur la phronesis aristotélicienne, Ghislain Deslandes invite finalement les managers et les salariés à « renoncer à la philosophie de l’obéissance (aux règles, aux habitudes, même aux supérieurs) au profit d’une philosophie fondée sur la responsabilité ».

Faire avec les moyens du bord

En réponse à cette crise du management, une autre piste de réflexion nous est offerte grâce à l’armature conceptuelle développée par l’anthropologue français Claude Lévi-Strauss. C’est en 2005 puis de manière plus approfondie en 2010 que les professeurs Raffi Duymedjian et Charles-Clemens Rüling de Grenoble École de Management (GEM) lui ont emprunté la notion de « bricolage » pour l’introduire dans le champ des études organisationnelles.

Pour rappel, c’est dans La pensée sauvage que Lévi-Strauss construit une opposition entre le bricoleur et l’ingénieur :

« Une forme d’activité subsiste parmi nous qui, sur le plan technique, permet assez bien de concevoir ce que, sur le plan de la spéculation, put être une science que nous préférons appeler “première” plutôt que primitive : c’est celle communément désignée par le terme de bricolage. »

Lévi-Strauss parle ici de « science première » pour désigner le bricolage. Bricoler, c’est rafistoler et créer à partir de ce qu’on a. Alors que le bricoleur procède à l’intérieur d’un ensemble fini, l’ingénieur peut sortir de cet ensemble : il peut par exemple fabriquer une pièce qui lui manque. L’ingénieur va avoir une représentation préalable de ce qu’il veut et ensuite, il va chercher à produire la réalité qu’il a préalablement définie.

Pour le bricoleur, l’identité des choses est équivoque. Ici, un bout de ferraille et un bâton en bois permettent de créer une lunette astronomique par exemple. Pour l’ingénieur, le projet précède les instruments alors que pour le bricoleur, le donné instrumental précède le projet : il s’agit d’adapter le projet à la mesure du donné. Bricoler, c’est finalement réagencer les éléments mis à disposition, c’est faire avec les moyens du bord.

Hasards fortuits et facétieux

Le bricolage est également une notion qu’on retrouve sous la plume du philosophe roumain Émil Cioran. Dans les Syllogismes de l’amertume, Cioran rappelle qu’« être moderne, c’est bricoler dans l’incurable ». Dans son dernier livre, Aveux et anathèmes, il écrit cette phrase pleine d’humour :

« Après tout, je n’ai pas perdu mon temps, moi aussi je me suis trémoussé, comme tout un chacun, dans cet univers aberrant. »

En somme, Cioran déambule dans l’existence « sans mobiles », sans autre raison qu’un hasard fortuit et facétieux qui l’a fait naître. Cette célébration du bricolage existentiel fait écho aux errances et à la vie de bohème qu’il mène lorsqu’il arrive en France en 1937 pour préparer sa thèse de doctorat sur le philosophe Henri Bergson. Il vivote, vadrouille « de bistrots en bordels », affectionne la compagnie des marginaux et des prostituées. On voit donc bien que derrière chaque aphorisme, il est possible de retrouver des « cicatraces » de son vécu.

Chez Cioran, il y a finalement cette idée de faire avec, de continuer à vivre malgré l’absurdité du monde ou plutôt de continuer à « se trémousser » comme il aime à le dire. Par conséquent, il semble possible d’établir des passerelles entre la notion lévi-straussienne de bricolage, les propos de Cioran et l’idée d’un management comme art de la débrouille.

Manager dans un monde ordinaire

Proposons à présent quelques pistes pour penser un management modéré qui refuse l’emphase et la grandiloquence devenues endémiques dans les organisations. Sur ce point, les professeurs Mats Alvesson et Yiannis Gabriel soulignent que les managers et les entreprises parlent de plus en plus des phénomènes organisationnels du quotidien avec exagération. Le langage hyperbolique est devenu caractéristique des discussions ordinaires au sein d’organisations ordinaires faisant des choses ordinaires.

Face à cette tendance, le propos n’est pas de réinventer le management des hommes et des organisations dans un élan révolutionnaire mais de garder les pieds sur terre et de mieux faire les choses managériales. Il faut simplement se détacher de la grandiloquence et de cette vision d’un manager omnipotent qui a réponse à tout et qui trouve des solutions instantanément. Au mythe du manager thaumaturge, il s’agit d’opposer un management par des personnes « sans qualité » amenées à se débrouiller dans une hypermodernité difficile à appréhender. Dans ces conditions, le « management faible », le bricolage et la débrouille participent à un lexique du management comme art de la modération dans un monde ordinaire.

Pour répondre aux défis posés par le « malaise dans le management » et par l’absurdité vécue par certains jeunes diplômés en entreprise, il semble qu’un « éloge de la fadeur », du « sage sans idée », des « transformations silencieuses », d’un management oblique soit bien plus efficace qu’une exaltation de la grandiloquence et de la toute-puissance des sciences de gestion. Cette célébration de la débrouille est finalement une façon de prendre du recul, d’accepter notre finitude et de cesser de viser la perfection. Manager correctement, c’est tout simplement faire dignement les choses.The Conversation

 

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