Comment les innovations organisationnelles et managériales se déploient-elles ?

Article de Suzy Canivenc, Chercheure associée à la Chaire Futurs de l’Industrie et du Travail, Mines Paris, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

 

Depuis les années 2010, les entreprises s’intéressent activement à de nouveaux modes de management et d’organisation (NMMO) : méthodes agiles, « entreprise libérée », « holacratie », organisation « opale »… autant de concepts en vogue à l’heure où les entreprises sont sommées de devenir réactives, adaptables et innovantes, comme nous le soulignons dans notre récent ouvrage, récent ouvrage, Les nouveaux modes de management et d’organisation, innovation ou effet de mode ? (La Fabrique de l’Industrie).

Faire référence à ces modèles (et de préférence à plusieurs) est utile, car ils proposent un cadre de pensée et d’action. Toutefois, ils sont rarement livrés avec le mode d’emploi, et leurs effets dépendront considérablement de la manière dont ils sont déployés dans les organisations.

Schématiquement, il est possible de distinguer deux grandes modalités de déploiement. Dans le premier cas, le nouveau modèle organisationnel est construit par les acteurs internes qui peuvent certes s’inspirer de modèles existants mais font l’effort de les adapter pour répondre à leurs besoins et spécificités propres (environnement, secteur d’activité, culture organisationnelle et managériale, jeux d’acteurs, etc.) : ces méthodes s’hybrident alors avec d’autres pratiques internes et donnent lieu à des usages originaux, fruits d’un véritable processus d’innovation organisationnelle.

Dans le second cas, l’entreprise se contente de suivre un modèle à la manière d’une recette à appliquer, sans tenir compte des spécificités propres à l’organisation, et tombe alors dans le piège de l’effet de mode.

Dans nos récents travaux, nous révélons quatre processus de déploiement possibles. Nous nous sommes appuyés sur un corpus de 17 organisations expérimentant les nouveaux modes de manières plus ou moins radicales, allant d’associations autogérées à des divisions de grands groupes, dans des secteurs d’activité diversifiés.

La première configuration consiste à inventer son modèle de toutes pièces. Elle se retrouve souvent dans les organisations autogérées qui tiennent à inventer leur propre modèle alternatif. Celles-ci souffrent souvent d’un manque de références pour les guider dans les méandres de leurs expérimentations. Malgré l’ancienneté de ce courant, il reste peu étudié par les sciences de gestion. L’autogestion, application pratique de la philosophie politique anarchiste de Pierre-Joseph Proudhon datant du XIXe siècle, a pourtant connu depuis plusieurs expérimentations tout au long du XXe siècle (commune de Paris, soviets russes, conseils ouvriers allemands, révolution hongroise, etc.)

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Cette démarche a l’avantage d’assurer le déploiement de pratiques qui se veulent complètement originales et adaptées aux aspirations de leurs membres, souvent assez marquées idéologiquement. Une étude portant sur quatre organisations autogérées, coopératives et associations, révèle toutefois qu’elles rencontrent souvent les mêmes difficultés, ce qui les conduit in fine à adopter des pratiques organisationnelles assez similaires. Cette manière de procéder fait ainsi courir le risque de « réinventer la roue » à chaque fois, au travers d’un processus chronophage et énergivore qui oblige à tâtonner de longues années et qui peut finir par épuiser les membres.

Le risque du copier-coller

À l’autre bout du spectre, le dirigeant peut se contenter de copier-coller sur l’organisation existante un modèle « clés en main », qui plus est de façon brutale. Il peut être séduit par la lecture d’un ouvrage, une conférence de son auteur ou encore l’exemple d’une entreprise qui fait le buzz médiatique (comme les français Favi, Poult ou Chronoflex, emblématiques du mouvement des entreprises « libérées », qui cherchent à autonomiser leurs collaborateurs dans des organigrammes moins hiérarchisés).

L’une des organisations de notre panel a suivi ce chemin : inspirés par leurs lectures, les jeunes repreneurs ont été séduits par la solution proposée par un cabinet de conseil spécialisé dans « l’holacratie » qui leur promettait une transformation des modes de décisions et de la répartition des responsabilités dans l’entreprise en six mois. La durée très courte de cette transformation, doublée du manque de préparation des salariés peinant à s’approprier le vocabulaire parfois abscons de l’holacratie, a entraîné une confusion organisationnelle qui s’est traduite par des problèmes de productivité, de qualité et de climat social.

Cette transformation brutale menée sans réelle co-construction a même abouti au retour paradoxal du manager comme figure de commandement et de responsabilité, incitant les dirigeants à aménager les principes holacratiques pour s’aventurer véritablement dans une démarche innovante.

Nombreuses sont aussi les entreprises qui mélangent des méthodes et outils empruntés à des modèles en vogue, produisant non une hybridation cohérente et adaptée à l’entreprise, mais une monstrueuse chimère. C’est notamment le cas quand les organisations cherchent à s’inspirer de différents modèles sans travailler leur articulation, troisième configuration que nous avons observée. Or, les « incohérences du système et une accumulation d’outils sans réelle philosophie partagée » peuvent entraîner une « perte de sens », pour reprendre les mots de la consultante Élodie Montreuil dans un article publié en 2016.

Ce phénomène a été particulièrement visible dans les adoptions qui ont été faites du modèle japonais par les Occidentaux (Toyota Production System devenu Lean management), lesquels n’en ont souvent retenu que quelques outils (5 zéros, 5S, Muda, etc.) en oubliant la philosophie globale qui les guidait.

Les nouveaux modes de management et d’organisation – Innovation ou effet de mode ?, Suzy Canivenc (novembre 2022).
La Fabrique de l’Industrie

C’est également le cas de certains « bricolages » conceptuels de grands groupes qui amalgament la quasi-totalité des NMMO, tout en les encastrant dans un système pyramidal hiérarchique. Certains salariés que nous avons pu interroger les évoquent sous les termes de « la hiérarchie + les cercles », d’« holacratie à la sauce maison » ou encore de « gouvernance agile », mais peu ont l’air de savoir de quoi il retourne précisément.

Expérimentation adaptative

Enfin, s’approprier collectivement différents modèles constitue la dernière configuration que nous avons observée. Ce fut notamment le cas dans une association « à impact » qui avait constaté qu’elle était en train de dériver vers un modèle d’organisation hiérarchique, alors qu’elle aspirait à développer une « gouvernance partagée » plus en phase avec sa mission sociétale.

Pour ce faire, elle s’est inspirée de différents modèles (holacratie, méthodes agiles, principes « opale ») sans chercher à en calquer la totalité à la lettre : elle a puisé les éléments lui permettant de structurer sa transformation, tout en expérimentant ceux qui lui paraissaient les plus pertinents par rapport à sa philosophie organisationnelle et à ses impératifs opérationnels, donnant ainsi naissance à des pratiques inédites.

Ce travail d’appropriation a été effectué collégialement par le biais de réunions en petits groupes (sur une base tournante et volontaire) pour définir les grands principes organisationnels, puis les opérationnaliser. Ce processus de longue haleine a permis d’assurer l’adaptation de la nouvelle organisation aux aspirations et réalités de chacun. Un processus d’expérimentation adaptative qui se poursuit encore aujourd’hui, au fur et à mesure que certains travers ou limites apparaissent.

Au-delà des modèles organisationnels retenus, la façon de les déployer compte ainsi tout autant car elle reflète profondément la manière dont l’innovation organisationnelle est appréhendée. In fine, l’appropriation-adaptation continue des modèles et la place accordée aux acteurs de terrain dans ce processus forment la pierre angulaire de toute innovation managériale. À défaut, le risque est grand de tomber dans le piège de l’effet de mode qui finalement vide le processus d’innovation de toute sa substance.The Conversation

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