Cahier : L’innovation managériale dans tous ses états

Michelin

Le contexte

Basé à Clermont-Ferrand, Michelin est présent dans 170 pays, emploie plus de 110 000 personnes et exploite 68 usines dans 17 pays. Connue pour sa place de leader dans les pneumatiques, l’entreprise a été marquée par l’héritage de l’organisation scientifique du travail, adoptée dès les années 1920. Son organisation dans les années 1990 reste empreinte de cet héritage. Une première tentative de transformation, basée sur le principe de responsabilisation et inspirée du modèle des équipes autonomes, conduit Michelin à mettre en place des ilots de fabrication regroupant jusqu’à 100 personnes pour un agent de maitrise en Allemagne. Au sein de chaque ilot, un ouvrier prend le rôle de « correspondant », en charge des questions de sécurité, de qualité et flux de la production. Les effets positifs amènent Michelin à valider cette organisation dite en ilots d’organisation responsabilisée (OR ou Organisation Responsabilisante), mais créent dans le temps deux populations : celles des correspondants engagés et épanouis… et les autres.

Une deuxième étape, de 2004 à 2011, s’attaque au principe d’hyper-décentralisation déploré au sein du groupe : chaque entité a ses propres méthodes de pilotage opérationnel, son propre système de management de la performance et du progrès, avec un tronc commun – la démarche de progrès continu Michelin. Cette deuxième étape déploie dans une logique descendante un système de management homogène de la performance et du progrès reprenant les outils du Lean. C’est le « Michelin Manufacturing Way », qui conduit à des gains de productivité mécaniques de 30%, mais à un désengagement voire un mécontentement des agents de maitrise.

L’initiative managériale observée

Le commencement / l’impulsion

Le Groupe Michelin décide de lancer en 2011 une nouvelle étape de sa transformation, appelé « le Management Autonome de la Performance et du Progrès ». Cette étape confirme l’OR et le Michelin Manufacturing Way. Elle ajoute la notion d’autonomie au Management de la Performance et du Progrès de l’étape précédente. L’idée est d’imaginer un modèle propre à Michelin, un modèle qui va laisser toute sa place au système classique de management « commandement – contrôle », jugé toujours pertinent. Mais un modèle qui va aussi renforcer le principe de responsabilisation des différents niveaux dans l’entreprise, en le complétant par son pendant : « donner en regard des ressources les pouvoirs de décision correspondants ».

Le Groupe confie au Responsable des Relations Sociales (et donc à la fonction RH) la responsabilité de ce projet, partant du principe que la démarche de responsabilisation doit être ancrée dans une conception collective de la responsabilité et se traduire par un lien social professionnel fort.

 

Le déploiement : modalités et contenus

La démarche est initiée par une consultation des ouvriers des usines : mille cinq cents collaborateurs répartis dans 38 ilots de production dans dix-huit usines ont ainsi essayé de répondre à la question « de quoi seriez-vous capables, en termes de décision et de résolution de problème, sans intervention des agents de maitrise, techniciens ou autres organisateurs industriels ? et à quelles conditions ? ». Elle s’est ensuite appuyée sur des « ilots démonstrateurs » ou ilots pilotes, évalués sur la base des mêmes indicateurs de performance industrielle que les autres ilots et via l’enquête annuelle « Avancer ensemble ».

Ces ilots démonstrateurs ont travaillé séparément, à raison de leurs enjeux et axes de progrès, avec au début interdiction de communiquer entre eux afin qu’ils puissent déployer leur imagination de façon autonome, sans se laisser influencer par les autres. L’objectif n’était pas de constituer un catalogue de bonnes pratiques, mais de d’amener les équipes à déployer de nouveaux modes de fonctionnement.

 

La pérennisation

A l’issue de cette expérimentation, Michelin décide de prolonger le déploiement sur 5 sites, à l’échelle de l’usine. Il ne s’agit pas d’un déploiement top down et mécanique d’une méthodologie de projet mais plutôt d’une propagation naturelle dans un espace protégé (du temps, des expérimentations pour mettre en place les nouveaux modes de fonctionnement sans être en vitrine, un accompagnement).

Depuis, la démarche s’est transformée : le projet « Osez » concerne les 76 usines dans le monde, et a vocation à toucher également les fonctions support. La responsabilisation fait désormais partie des quatre axes de progrès du Groupe, aux côtés de la transformation du service aux clients, de la simplification et de la digitalisation.

Le caractère innovant et le rôle de la RH

Le caractère innovant ne réside pas dans le contenu qui rejoint le principe des équipes autonomes de base, ni dans le contexte. Il réside en revanche dans le processus de propagation utilisé pour le déploiement : à la méthode top-down traditionnellement utilisée, Michelin, entreprise dont l’image est celle d’une culture hiérarchique et pyramidale, préfère utiliser un mode de propagation qui respecte l’envie, l’expérimentation, l’idée d’une cible personnalisée pour chaque équipe.

Le fait d’avoir donné la responsabilité du projet au responsable RH des relations sociales et un message fort dans une entreprise où les projets, surtout quand ils concernent la performance industrielle, sont classiquement pris en charge par des équipes méthodes.

Le rôle de la RH est donc ici déterminant, tant sur l’image portée que sur le choix de la méthodologie de projet et de déploiement. Il est également étroitement lié à la personnalité du porteur du projet : un DRH au profil « meneur d’hommes », non RH à la base.

POST FOOTER

Liip

Le contexte

Liip est une agence suisse de développement Web qui annonce sa différence dès la première page de son site : « 180 Liipers autogérés créent des solutions numériques ». L’agence compte 174 employés, répartis sur 5 sites en Suisse pour rester en forte proximité de ses clients (pas de off-shoring). Elle a été distinguée par plusieurs prix dans le domaine du logiciel mais aussi en tant qu’employeur. Sa raison d’être : « We want to create long-lasting social, environmental and economic value, by striving for digital, human progress » affiche sans complexe son ambition d’être financièrement durable, ce qui signifie notamment pour les collaborateurs une rémunération attractive sur au moins 13, voire 14 mois, et pour les actionnaires, les dividendes attendus. C’est aujourd’hui une agence performante et en plein développement.

L’initiative managériale observée

Le commencement / l’impulsion

L’évolution de l’agence a été progressive. Elle est initiée en 2009 avec la découverte des méthodes « scrum », méthodes agiles dans le domaine informatique : une organisation de projet dans laquelle tous les développeurs sont co-responsabilisés, dans laquelle certains ont un rôle spécifique supplémentaire (le product owner est garant de la vision client, le scrum master de l’organisation du travail), et qui s’appuie sur du management visuel.

En 2012, Liip décide de généraliser le principe systématique d’équipes multidisciplinaires au-delà des équipes de développement. Seuls quelques collaborateurs restent isolés, notamment ceux en charge des fonctions support comme la RH ou la finance. C’est pour intégrer ces profils et pour soutenir la croissance des effectifs que l’entreprise décide de mettre en place l’holacratie en 2016.

 

Le déploiement : modalités et contenus

Les expériences d’holacratie sont diverses. Liip reste proche des principes fondateurs. Des cercles sont constitués, chacun animé au travers des 4 rôles clés génériques : le facilitateur, le secrétaire, le rep-link en charge de la remontée des informations vers le cercle de niveau supérieur et le lead-link. Ce dernier est celui qui assure le flux inverse d’information et assigne les rôles dans son cercle, sans pour autant être le chef puisque le principe est que le cercle doit s’auto-organiser.

Dans ce cadre, les fonctions supports sont éclatées rôle par rôle : il n’y a pas de fonction ni de rôle RH mais un rôle en charge des rémunérations et du développement du système salarial, un rôle en charge du développement et/ou de l’engagement dans les équipes, …. Une personne peut assurer plusieurs rôles (par exemple, product-owner, lead-link et responsable de la communication…). Les rôles sont définis en fonction des besoins : lors de l’aménagement des locaux, un développeur a pris le rôle « office care » qui n’existait pas encore, pour solliciter les avis des personnes concernées, les conseils des autres sites ayant déjà conduits ce type d’aménagements, l’avis de la personne en charge du rôle finance… avant de prendre la décision finale et manager les travaux. Ainsi, chaque rôle a l’autorité complète, ce qui fait qu’il n’y a plus de hiérarchie au sein de Liip.

Dans ce type d’organisation, « tout est guidé par les tensions » : les tensions déclenchent des besoins et donc des décisions, qui permettent une évolution agile et constante plutôt que des changements vécus comme des révolutions ou contraintes.

En contrepartie, le cadre organisationnel est extrêmement structurant :

  • Une « constitution », des réunions opérationnelles et des réunions de gouvernance au sein de chaque cercle, régies par
  • Des règles strictes dont l’objectif est de favoriser la parole, le traitement des objections et les prises de décision constructives. Par exemple, la décision par consentement implique que c’est à la personne qui veut objecter une décision d’apporter ses arguments (et non à la personne qui apporte une proposition de démontrer que sa proposition reste bonne), et de préciser au nom de quel rôle elle fait son objection.
  • La transparence sur toutes les données chiffrées (par individu, équipe, bureau, ou pour Liip tout entier), y compris sur les salaires (déterminés suite à une revue de pairs et un arbitrage, ce dernier pourrait être abandonné à l’avenir).
  • Le principe d’itération et d’agilité : chaque proposition de gouvernance est testée pendant un mois avant un bilan pour confirmer, ajuster, arrêter selon le cas

 

La pérennisation

Elle est confortée par la situation de l’entreprise. Liip est à la fois performante (résultats, chiffre d’affaire sur un secteur porteur) et en développement. La croissance de ses effectifs en croissance lui permet de recruter des candidats aux profils compatibles voire attirés par ce type d’organisation.

Le caractère innovant et le rôle de la RH

L’innovation peut être qualifiée de contenu si tant est que l’on considère comme nouveau le modèle de l’holacratie, développé par itérations successives depuis le début des années 2000 par Brian Robertson au sein de son entreprise de production de logiciels Ternary Software.

Le leadership de la transformation est porté par le/les dirigeants et les salariés présents. La fonction RH, repartie sur plusieurs personnes, apporte de la cohérence et contribue à la pérennisation du système par le choix des recrutements, ou encore l’aide à l’évolution du système de rémunération.

POST FOOTER

Ubisoft studio d’Annecy

Le contexte

Ubisoft figure parmi les leaders mondiaux de la création, de l’édition et de la distribution de jeux vidéo. Ce groupe familial créé en 1986 par la famille Guillemot, compte 16 000 salariés dans le monde, dont 80 % travaillent dans la production au sein d’une trentaine de studios répartis sur cinq continents. Comme l’ensemble des sociétés de son secteur, Ubisoft est confrontée à des évolutions significatives des modes de consommation du jeu vidéo : diversification des logiciels et des plateformes de jeu, attente croissante d’interactivité entre les joueurs, exigence de réalisme dans les scénarios, dans les images et les animations…

Ces évolutions ont des impacts forts sur le besoin d’expertises nouvelles, technologiques (outils procéduraux) et sur de nouveaux métiers (game designers, level designers, artists 3D, historiens, scénaristes…). Les expertises recherchées, souvent pointues et à évolution rapide, sont plutôt rares et difficiles à trouver sur le marché des candidats issus de la formation initiale.

L’impact sur le business model est tout aussi fort : Ubisoft passe de la vente du jeu sur étagère (vente d’un pack en magasin, jeu finalisé après un long développement pouvant aller jusqu’à 4 ans), à un modèle « GAAS », ou « game as a service » : la vente sous la forme d’un abonnement d’un produit en ligne sur internet, l’accès pour les joueurs à un contenu renouvelé en continu, une connexion permanente des équipes avec des joueurs sélectionnés et représentatifs pour être au plus près des envies et avis des clients…

L’initiative managériale observée

Le commencement / l’impulsion

Le contexte induit des évolutions significatives des métiers et compétences :

  • Hyper spécialisation des expertises technologiques et métiers
  • Besoins croissants de compétences collectives et comportementales : les équipes sont amenées à travailler en cellules de projet, en parallèle et non plus en séquentiel, avec des experts de différentes disciplines, parfois localisés dans une autre partie du monde
  • Nécessité de manager l’ensemble de ces profils dans un environnement concurrentiel exigeant (temps, budget, qualité)

Ubisoft est donc confronté à des enjeux forts de nature RH :

  • Recruter et fidéliser les experts : compétences rares, nécessité de recruter sur un terrain de jeu mondial, de fidéliser sur une zone géographique de « second plan »
  • Développer la collaboration et l’engagement de chacun sur les enjeux de performance
  • Attirer sur des postes de management des profils davantage motivés par les métiers techniques ou artistiques

 

Le déploiement : modalités et contenus

Face à ces enjeux RH, la DRH prend naturellement le lead sur des expérimentations et actions conduites sur plusieurs fronts, qui intègrent :

  • Une porosité assumée entre les filières d’expert et de management : le manager (« lead ») est un « leader métier » qui encadre au maximum 5 à 6 personnes afin de pouvoir concilier son travail d’expertise (60% de son temps) et son rôle de manager ; ce rôle est davantage celui d’une ressource pour l’équipe, qu’un rôle de supervision ; le manager peut n’accepter son rôle de manager que sur une période définie
  • Une professionnalisation des managers qui passe par des dispositifs de mentoring et de coaching, qui laisse une place importante au management émotionnel, aux préférences comportementales (MBTI par exemple)
  • Un programme « level-up » qui cible les salariés seniors (10 à 15 ans d’ancienneté) repérés comme pouvant devenir des « leaders de la transformation ». Ces « potentiels » se voient donner un mandat temporaire pour créer une nouvelle unité dans l’écosystème, et tester de nouvelles idées tout en faisant rayonner la marque employeur.
  • La prise en compte de la chronobiologie pour adapter les horaires et rythmes de travail aux attentes et personnalités des jeunes générations employées
  • Le déploiement d’une culture du feed-back au sein des équipes

 

La pérennisation

  • Elle passe par un travail de mise en cohérence de l’ensemble des leviers RH :
  • Une nouvelle vision de la performance évaluée sur 5 axes (la collaboration, les résultats atteints, l’expertise métier, l’esprit de leadership et goût pour le challenge)
  • Une évaluation en continu (et non plus annuelle), qui prend en compte des « soft skills » tels que le potentiel managérial, la capacité à proposer, la rapidité à apprendre
  • Le développement des carrières basé sur des critères responsabilisant et valorisant la contribution du salarié (sa façon de progresser, d’avoir plus d’impact sur la performance, ses ambitions pour l’année suivante)
  • L’adaptation du système de bonus pour prendre en compte la contribution individuelle dans un environnement où l’importance du collectif reste affirmée.

 

Le caractère innovant et le rôle de la RH

Du fait de l’importance des enjeux RH et d’une grande proximité de la RH avec les métiers de la production (le poste de DRH fait l’objet d’une mobilité interne et n’est donc pas donné à un pur profil RH), toutes ces actions sont inspirées et co-pilotées par la fonction RH, ici acteur clé et légitime de la transformation. Si le déploiement des actions et expérimentations est plutôt classique, leur contenu peut être qualifié d’innovant (programme level up, chronobiologie, culture partagée du feed-back, responsabilisation de chacun sur son impact individuel sur la performance …).

 

POST FOOTER