Bonnes feuilles : Le travail bien fait, clé du bien-être au travail
22 Avr 2021
Article de Yves Clot, Professeur de psychologie du travail, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
La crise sanitaire a mis en évidence l’importance des professionnels de « première ligne » (soignants, agents d’entretien, livreurs, etc.). Ces derniers tirent notamment leur reconnaissance de la qualité du travail effectué, ce qui permet même dans certains cas de renverser les rapports de force avec leur hiérarchie.
Pour Yves Clot, professeur émérite au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) cette qualité du travail constitue plus largement la « clé de la santé au travail, celle du corps et celle de l’esprit ». Le chercheur fait appel à changer de regard sur ce qui fait le bien-être d’un salarié dans son dernier livre « Le prix du travail bien fait » (Éditions La Découverte), co-écrit avec Jean‑Yves Bonnefond, Antoine Bonnemain et Mylène Zittoun, dont nous vous proposons ici les bonnes feuilles…
Le travail bien fait pour la reconnaissance
On parle souvent de la reconnaissance comme condition du travail bien fait. Dans la crise sanitaire de 2020, c’est le travail bien fait, au bon moment et au bon endroit, qui a forcé la reconnaissance. On savait l’importance pour la santé de pouvoir faire quelque chose dans quoi on se reconnaît. On l’a vérifié. Que des travailleurs d’habitude « invisibles » aient pu, dans ces circonstances, éprouver le sentiment d’un peu de reconnaissance sociale n’a fait que révéler ce qu’il y avait d’anormal auparavant. Contre les habitudes, une situation finalement « normale » s’est trouvée très momentanément rétablie : être reconnus comme utiles quand on l’est.
Ces travailleuses et ces travailleurs n’étaient pourtant pas dupes de l’héroïsation qui a enflammé les discours du moment. Ne soyons pas plus naïfs qu’eux. Car, au nom de l’urgence, beaucoup de leurs droits ont « sauté », que ce soit en matière de durée du travail, d’organisation des congés ou de prérogatives des représentants du personnel.
L’après-crise – si tant est qu’on puisse encore parler ainsi – ne laissera pas une situation pacifiée et les héros d’un jour risquent bien de redevenir invisibles. À moins que tous les protagonistes de la situation réagissent à la secousse pour se mesurer au problème que nous voulons justement poser dans ce livre : celui d’ouvrir les lieux de décision à d’autres professionnels venus du « terrain », celui, en quelque sorte, de revoir les frontières entre dirigeants et dirigés. […]
On pourra dire, à propos de l’hôpital, que la preuve est encore à faire de la réalité effective des transformations annoncées. Et on aura raison. Car leur ampleur potentielle porte atteinte aux monopoles décisionnels qui régissent encore, au-delà de la fonction publique hospitalière, une fonction publique largement pilotée par l’État central.
On peut comprendre les hésitations, les doutes et parfois la colère de beaucoup de soignants – même contre les limites du « Ségur de la santé » –, tant la défiance est légitime envers des gestionnaires si longtemps sourds aux alertes. C’est pourquoi tout dépendra du travail collectif à poursuivre pour éviter l’enlisement qui guette, pour faire valoir les meilleurs arbitrages aux conflits de critères qui s’annoncent autour de la qualité du travail alors que la pandémie n’a pas dit son dernier mot.
C’est là pour tous – soignants, dirigeants et gestionnaires – le chemin escarpé que nous désignons justement par un oxymore : celui d’une « coopération conflictuelle » à assumer et à instituer entre eux. C’est le prix à payer pour le travail bien fait. Dans cette perspective, un collectif pérenne comme le Collectif inter-hôpitaux compte sûrement beaucoup comme interlocuteur des décideurs traditionnels. Mais c’est un effort collectif original à produire pour lequel la contribution du syndicalisme serait aussi décisive. […]
Pourtant, comme on le montrera, cela suppose une vraie rupture avec ses habitudes : on pourra toujours dire, en effet, que c’est là se « salir les mains » dans le cadre risqué d’un « système » qui n’a pas changé ; et, du coup, « déclarer forfait » dans l’exercice immédiat de ces libertés collectives.
On pourra même parier sur une émancipation future affranchie du « système », en laissant penser que ladite liberté ne sera reconquise que dans un avenir lointain ; et qu’il est seulement question, en attendant, de dédommager la souffrance au meilleur prix. Ce serait une occasion perdue. Car le souci collectif du « travail bien fait » donne une force qui fait autorité et permet de se sentir à l’origine des choses, même dans le monde actuel.
Deux types de conflits, le cas des éboueurs
Pendant le premier confinement, on a vu en effet les professionnels de première ligne, notamment les éboueurs, faire l’objet d’acclamations par le grand public. Ils se sont trouvés sur le devant de la scène, alors même que leur métier est habituellement dans l’ombre.
Momentanément, le rapport entre les forces au travail s’est modifié et leur fonction sociale s’est soudain révélée sous l’impulsion de l’autorité qu’ils ont acquise dans ce contexte particulier. Ils ont pu faire la démonstration que c’est la qualité de leur travail qui tient la société debout lorsque, par ailleurs, elle ne peut plus fonctionner selon ses habitudes. Et l’indifférence a alors laissé place à l’engouement pour ces héros du quotidien : ces « petits personnels » sont devenus indispensables aux yeux de tous.
Mais la reconnaissance des « héros » du moment n’aura forcément qu’un temps. Ce qui sera décisif, c’est un retournement : la conversion de l’autorité conquise en force institutionnelle. Or, autour de cet enjeu majeur qui touche aussi au « dialogue social » tel qu’il est, aucune spontanéité ne peut être attendue. Et les bons sentiments ne suffiront pas. Il faut garantir, tout autrement qu’avant, le contact des dirigeants avec le réel. Il y faut des institutions renouvelées autour de la délibération sur la qualité du travail. […]
Il existe deux conflits distincts mais reliés entre eux qui circulent dans l’institution et au-delà. Ils se disputent la place au sein des rapports sociaux réels tels qu’ils sont, en deçà des formalismes du « dialogue social ». Il y a, d’un côté, le conflit social classique repéré, vécu et étudié depuis longtemps, et qu’une certaine sociologie critique cherche légitimement à déchiffrer. C’est ce conflit qui domine dans beaucoup d’organisations du travail contemporaines. Il oppose, parfois avec brutalité, les tenants de la gestion à ceux du travail réel, la performance à la santé.
Le conflit autour des critères de qualité du travail ne le fait pas disparaître par enchantement et ne cherche d’ailleurs pas à le faire. Pourtant, de son côté, le plus souvent refoulé dans l’organisation, ce second conflit autour du travail « ni fait ni à faire » – concret mais impensé – empoisonne souvent le premier qui lui fournit, en retour, bien des exutoires et des compensations factices.
Refoulé, il continue pourtant d’agir en accumulant le ressentiment des travailleurs concernés. Il peut aller jusqu’à faire dégénérer les rapports sociaux de tous les jours, recouverts par des jeux de postures institutionnels – lesquels affaiblissent le rapport de vérité que l’organisation entretient avec les situations ordinaires.
Dans le passage entre ces deux conflits inéliminables, dans cette « ubiquité des conflits », comme nous le disions, nous cherchons à fabriquer des « forces de rappel » susceptibles de « revitaliser » le conflit social en le rattachant au réel du travail. C’est le rôle des référents-métier : en charge d’instruire les problèmes au plus près du terrain pour les faire circuler dans l’institution, ils peuvent agir sur la reconfiguration du « dialogue social » lorsque celui-ci se fait oublieux de la qualité du travail.
C’est à la fois un problème de santé et de performance, d’une part parce que les salariés peuvent difficilement se reconnaître dans un travail « ni fait ni à faire » auquel ils ne peuvent rien changer et, d’autre part, parce que l’asthénie dialogique entre niveaux hiérarchiques multiplie les « angles morts » de l’efficacité.
Sans cet instrument d’investigation du réel et de « réfutation » sociale qu’est le collectif de travail, les dirigeants sont ainsi exposés à prendre les décisions stériles et dédaigneuses évoquées par John Dewey, qui les imputait justement à la perte de toute endosmose sociale. Le refoulement du conflit de critères se paye alors par la simplification du « conflit social » et les querelles de personnes.
Le pouvoir d’agir ensemble dans les Ehpad
Comme par le passé, les politiques se construisent au lendemain de crises (on l’a vu lors de la canicule de 2003 et après elle la création de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie) et celle de la Covid-19 a confirmé le diagnostic clairement énoncé dans les rapports précités : dans les Ehpad, le double effet de choix politiques anciens et de l’évolution démographique a fait de la prise en charge de la dépendance un enjeu public majeur.
Les constats déjà réalisés se sont affirmés avec une acuité brûlante : la charge de travail y est de plus en plus lourde, les effectifs font défaut et les difficultés de recrutement s’accumulent. […]
Au bout du compte, on peut partager l’idée qui chemine dans notre domaine que l’intervention doit alimenter une confrontation psychosociale favorable à la maturation de l’organisation en la matière. L’intervention est même regardée de plus en plus comme l’occasion d’influencer le niveau de maturité d’une organisation sur ces questions.
Mathieu Detchessahar, sans contredire ce point de vue, a de son côté fait de l’existence d’espaces de discussion un critère central de cette maturité. Reprenant à son compte l’idée d’« entreprise délibérée », contre les ambiguïtés de l’« entreprise libérée » relevées dans les précédents chapitres, il a insisté sur l’importance de la place à accorder à l’échelon décisionnaire pour pouvoir envisager une transformation de l’organisation du travail. Pour ce faire, il propose de placer l’animation de ces espaces de discussion collective sous l’autorité exclusive de l’encadrement lui-même. On peut discuter ce point de vue à la lumière de ce que nous venons de présenter.
Nous partageons le souci de relier l’élaboration concrète des collectifs de travail aux décisions d’organisation dont la responsabilité finale incombe aux directions. Les collectifs de métiers risquent toujours de se refermer sur eux-mêmes s’ils ne se mesurent pas aux contraintes organisationnelles. Et les ressources transpersonnelles du collectif ne sont durables que traduites – au sens fort – sur le registre impersonnel de l’organisation.
Mais ce que permet de soutenir l’exemple analysé ci-dessus, c’est que la ligne hiérarchique ne perd rien – si c’est le souci d’efficacité qui la guide – à instituer l’initiative des agents « de terrain » sur l’agenda organisationnel. En renonçant à son monopole sur cet agenda, elle permet d’abord aux professionnelles qui sont aux « avant-postes » de la qualité du travail de devenir – d’abord réunies entre elles sans hiérarchie – des « forces de rappel » : non pas pour « faire remonter » les problèmes à résoudre, mais pour faire descendre l’organisation sur de possibles solutions circonstanciées à ces problèmes.
Elle permet également aux agents du « terrain » de bénéficier dans un second temps et en retour, des objections instruites par la ligne hiérarchique ; pour développer encore le travail d’organisation du collectif par la médiation des « référentes métier ». Le pouvoir d’agir ensemble est à la clé de cette animation réciproque du dialogue sur le travail dont aucune des parties prenantes ne peut garder le privilège discrétionnaire, même si la décision finale reste une prérogative de direction. Ce résultat paraît corroboré par les conclusions de travaux récents en ergonomie.
L’opérateur référent chez Renault
Le travail mené entre ouvriers sur leur poste, puis entre eux et l’encadrement de proximité, à l’instar de cet exemple des coulisses, a produit des modifications concrètes de l’activité et des relations professionnelles quotidiennes. Les ouvriers concernés ont éprouvé pour eux-mêmes et avec les autres le plaisir d’être davantage à l’origine des décisions.
Mais les résultats ne sont pas que de cet ordre : ces ouvriers, engagés dans l’analyse de leur travail avec leurs collègues et dans le dialogue avec leur encadrement, ont conquis de nouvelles possibilités d’action sur eux et sur leur travail, devenant ainsi des interlocuteurs de référence sur la qualité du travail dans le cadre de l’expérimentation.
Leur présence était donc nécessaire dans le comité local de suivi, en tant qu’interlocuteurs « experts » de leur travail auprès de la direction et des organisations syndicales. Ce comité acte alors l’installation de la fonction de ces opérateurs dans l’organisation. Ils sont devenus un recours pour l’activité de direction, mais un recours contraignant qui l’oblige à des transformations organisationnelles.
Devant les résultats probants obtenus, non sans conflit, l’imagination collective chemine vers une organisation susceptible de généraliser l’expérience faite « aux portes ». Dès lors, plusieurs questions se sont posées. Outre les conditions matérielles de temps, d’espace et d’équipement du dialogue, comment faire vivre ces résultats une fois retiré l’« échafaudage » de notre équipe ? Comment équiper dans la durée l’initiative des opérateurs ? Comment prévenir l’« amnésie industrielle » qui rendrait à nouveau la parole inutile ?
Des ouvriers expérimentés ont alors formulé dans le vif de l’échange avec la direction et les organisations syndicales la proposition de créer une fonction d’opérateur « référent » pour le travail. Élu par ses pairs, il serait l’interlocuteur autorisé en matière de qualité du travail à l’intérieur d’un processus à inventer. Au cours de ce comité, la direction de l’usine et de l’entreprise, les syndicats locaux et centraux ont retenu le principe de cet opérateur « référent », désigné par ses collègues.
Il y fut décidé d’engager la construction d’un mécanisme organisationnel à déployer maintenant à l’échelle de l’ensemble du département « montage », affranchi du périmètre expérimental de l’UET des « portes ». Ce changement d’échelle, marqué par le passage du « tronçon des portes » au département tout entier, a besoin d’eux pour éprouver jusqu’à quel point l’initiative conjointe des opérateurs et de leur hiérarchie est « généralisable ».
Au bout du compte, trois expériences et un fil conducteur. Car le travail bien fait a un prix : le conflit de critères à instituer pour la qualité du travail. Mais la démonstration est faite qu’en réalité il rassemble davantage et produit plus d’unité que beaucoup de plans d’action consensuels pour le « bien être » qui rassurent à trop bon compte. Autour du travail bien fait, le conflit peut devenir une authentique méthode de coopération.