Conclusion

Depuis plusieurs années, la question de l’évolution du rôle et des compétences des managers dans les dynamiques de transformation est à l’agenda des entreprises. L’exigence de traiter cette question s’appuie sur plusieurs constats :
– Un contexte d’évolutions accélérées du travail et de son organisation ;
– Un rôle de manager qui évolue « d’acteur de la transformation du travail en performance » à celui de régulateur de la complexité organisationnelle ;
– Des signes d’une baisse d’attractivité des postes de manager aux premiers niveaux d’encadrement, voire un malaise de ceux qui les occupent ;
– Enfin, à l’heure où la plupart des entreprises entreprennent des transformations importantes et comptent sur leurs managers de proximité pour donner du sens tout en assurant l’atteinte des objectifs de production et d’efficience, une perception par les managers eux-mêmes de tensions générées par l’existence de multiples paradoxes qu’il leur faut néanmoins parvenir à concilier.
Pour compléter la description de ce contexte qui monte en complexité, les logiques d’action qui poussent à souhaiter transformer le management sont loin d’être convergentes. Nécessité d’efficacité économique pour les uns, stratégie de différenciation immatérielle pour les autres, ou souci de rationalisation de la gestion pour les derniers, la conjugaison des différentes justifications mises en avant par les acteurs de l’entreprise n’est pas chose aisée et commande une approche qui privilégie l’hybridation des logiques à l’œuvre.
Bien évidemment, les caractéristiques principales du contexte ont été durcies par la crise sanitaire mondiale qui a commencé il y a 18 mois. Alors que les impératifs liés aux enjeux business continuent de courir, les managers sont au surplus, sommés d’encadrer des équipes hétérogènes : des collaborateurs mis en chômage partiel de longs mois et qui reviennent dans les locaux de l’entreprise ; du personnel permanent sur site ; des personnels qui demeurent en télétravail et qui ne souhaitent pas « rentrer au travail » …

Le recueil approfondi des pratiques des managers dans une dizaine d’entreprises nous éclaire sur les tensions et les paradoxes qui affectent les managers et les voies et moyens qu’ils empruntent aujourd’hui pour tenter de s’en sortir et trouver des solutions. A leurs yeux, il faut se débrouiller de façon pragmatique en accordant une plus grande place à la contingence et au contexte. D’une part, pour créer ou entretenir une forme de tension créatrice au sein de leur équipe, d’autre part, pour réguler les tensions, favoriser l’engagement des collaborateurs et assurer la performance individuelle et collective. C’est pourquoi les managers de 2021 expérimentent, tâtonnent et inventent…là où leurs aînés recherchaient peut-être des modèles d’action éprouvés. Le contexte favorise l’intuition, l’auto-organisation, le bricolage et la débrouillardise.
Ces observations nous montrent aussi que la croyance répandue dans les années 2000, selon laquelle les entreprises allaient pouvoir dorénavant se passer des managers en actionnant les leviers de l’autogestion, des structures horizontales ou des modèles sociocratiques et libérés a été largement remise en cause. Aujourd’hui, et la pandémie de Covid que nous vivons l’a souligné avec force, l’importance du manager de proximité se trouve renforcée. Non pas dans la fonction statutaire qui lui était attribuée hier mais dans une série de nouveaux rôles d’accompagnement, managers-ressources, ambassadeurs agiles, rôles de connecteurs, agent de liaison… qui mettent de l’huile dans les rouages relationnels et qui peut être partagée avec les membres de son équipe et dans de nouveaux cadres. La période actuelle est finalement celle du “retour du manager”, au sens où après une certaine promotion de “l’entreprise libérée” et de la fin du management, les entreprises redécouvrent l’importance de ces managers qui inventent et bricolent.
Dans les stratégies qu’ils adoptent pour gérer les paradoxes qu’ils vivent dans l’exercice de leur métier, le recours à la transcendance entendue comme capacité à s’appuyer sur les tensions contradictoires pour inventer de nouvelles pratiques et évoluer devient une capacité managériale recherchée.

Les entreprises quant à elles, sont conduites à imaginer des leviers d’action renouvelés pour accompagner ces managers qui bricolent, tâtonnent et inventent. Elles tentent tout d’abord, de nourrir les managers en les dotant de grilles de lecture du réel du travail et des dynamiques collectives pour favoriser leur réflexivité, éviter une représentation simplifiée de la réalité organisationnelle et faire ainsi évoluer leur posture. Une place croissante est aussi donnée à l’accompagnement individuel en recourant aux techniques éprouvées de type coaching, co-développement ou action learning.
Mais s’il peut être nécessaire et légitime d’agir au plus près pour aider les managers à s’approprier leur nouveau rôle, il nous semble essentiel de ne pas évacuer la dimension organisationnelle de cette question. Or c’est sur cet aspect que les entreprises paraissent les moins avancées dans les dispositifs qu’elles expérimentent. Rappelons que le « système de management », loin d’être réductible aux seules personnes en situation de management, comprend « l’ensemble des acteurs, des politiques et des dispositifs de régulation intervenant dans le management des individus et des équipes, lequel a pour but la conversion du travail en performance par l’adoption par les salariés de comportements professionnels positifs » .
Dès lors tous les déficits managériaux identifiés dans une entreprise ne trouvent pas nécessairement leurs sources dans l’insuffisance des managers, auxquels il suffirait de proposer un coaching ou de la facilitation d’équipe… Le système de management peut être lui-même défaillant, notamment au plan de l’organisation (répartition des activités, définition des processus, et modes de collaboration). Cette « technologie invisible » faite de systèmes et d’instruments de gestion variés (reporting, process, organisations matricielles…) détermine les comportements humains dans une organisation, comportement des managers inclus. Cette complexité ne va pas sans créer à son tour des paradoxes.
Faire évoluer la culture d’entreprise et les systèmes de gestion peut apparaitre comme un levier que tendent à privilégier les entreprises même si chacun sait que celle-ci évolue bien moins rapidement que les outils de gestion. Le changement culturel dépend en effet en grande partie des contextes créés par l’organisation, mais aussi des marges dont disposent les membres de l’entreprise pour interroger les valeurs en cours et les solutions retenues jusque-là par les dirigeants. Changer les façons de faire ou de penser d’une entreprise et de ses membres dépend par conséquent de la capacité que les dirigeants ont de donner des marges de manœuvre aux membres de l’organisation, ici les managers.
Mais cela n’est pas suffisant. Il leur faut en parallèle mettre en place des actions pour mettre en cohérence le système de management en revisitant les systèmes d’évaluation de la performance, la reconnaissance, les situations d’apprentissage…

Au final, si manager revient et reviendra durablement à savoir mettre en œuvre une large palette de savoirs et de savoirs faire techniques « métier » (gestion, marketing, communication, finances…), cette étude montre que manager dans un monde en profonde mutation et complexe relève moins de savoirs et savoir-faire codifiés que de capacités à agir assises sur des manières de penser renouvelées et innovantes. Selon nous, ces capacités relèvent de trois registres en interaction : la capacité réflexive dans un monde complexe, le fonctionnement collectif et transverse nourri par l’innovation et des capacités comportementales liées à la prise de risque, à l’engagement et au soutien émotionnel. C’est donc parce que le manager aura été en capacité de réfléchir sur lui-même pour mieux se connaitre et réfléchir sur son environnement dans et hors de l’entreprise pour mieux le comprendre, qu’il sera capable de faire agir le collectif en créant des contextes favorables au développement et au bon fonctionnement de son équipe. Une meilleure connaissance du fonctionnement humain lui aura fourni les ressources pour mieux créer les conditions de la coopération et de la performance en lieu et place de la stricte application des règles et normes de management. Comme le notait l’un des DRH rencontrés, « Les démarches créatives (…) se limitent trop souvent à du benchmarking, alors qu’il faut d’abord réfléchir à la bonne question. Cette démarche de remontée à la bonne formulation, de ne pas simplifier à tout prix, de revenir à la complexité des choses, pour moi c’est beaucoup plus vertueux. »
Les entreprises qui souhaitent concevoir des dispositifs d’accompagnement des managers sur ces trois registres de capacités à développer devront être prêtes à remettre en question le modèle traditionnel en vigueur qui privilégie depuis de nombreuses années les actions de formation en direction des managers. Si on en croit le modèle d’apprentissage «70/20/10 » qui est adopté par les entreprises les plus innovantes en matière de développement des compétences celui-ci reposerait à 70% sur l’expérience, à 20% sur des relations apprenantes plutôt informelles (avec son N+1, ses collègues…) et à seulement 10% sur des dispositifs de développement formels (collectifs ou individuels, séminaires, sessions de formation).
Dès lors, développer le rôle et les compétences des managers passera sans doute par une démarche d’innovation forte en matière pédagogique et de gestion des ressources. Cette étude aura contribué à identifier plusieurs pistes déjà mises en œuvre : approches positives qui s’appuient sur les points forts déjà existants, dispositifs hybrides et de plus en plus « embarqués » dans les situations de travail, approches collectives, codéveloppement, communautés de managers…en lieu et place de formations individuelles.
Ce mouvement témoigne de la volonté d’emprunter, du moins pour les entreprises analysées, une approche systémique pour réellement transformer dans un contexte d’action qui lui est à chaque fois spécifique et ne plus se limiter à délivrer des savoirs y compris sur le management.

Remerciements

Cette étude a été conduite entre octobre 2019 et juillet 2021, basée notamment sur des témoignages de managers, de DRH ou responsables de la fonction RH, de responsables de cellules support aux managers, de dirigeants d’entreprise. Une quinzaine d’entretiens directs ont été ainsi menés et nous avons eu accès à une trentaine de podcasts d’interviews de managers dans le contexte du Covid  : nous remercions à ce titre les entreprises Vinci Facilities, Boehringer Ingelheim, Egis, Schneider Electric, Soitec, Groupama, Ubisoft, Act4Talent, Thesame. Merci également à Équipe de Choc, le “Podcast qui révolutionne le management”[1], qui nous a donné accès aux témoignages de la Camif, de Germinal, de SThree.

Notre analyse s’est aussi nourrie d’interviews, de comptes-rendus de réunions ou de Learning Expédition de Cime Innovation produites depuis sa création, et des fiches entreprises du Cahier de Cime n°1 “L’innovation managériale dans tous ses états”[2]. Bous remercions à nouveau ces entreprises.

[1] https://www.equipe-de-choc.com, par Cassandre Verriest et Matthieu Vandermersch
[2] https://cime-innovation-management-expertise.com/cahiers/linnovation-manageriale-dans-tous-ses-etats/

Conseils de lecture

Autissier D., Kevin J. Johnson, Metais-Wiersch E., 2018, Du changement à la transformation : Stratégie et pilotage de transformation, Dunod

Autissier D., Kevin J. Johnson, et Moutot JM., 2018, L’innovation managériale, Éditions Eyrolles

Boyer F., 2020, L’innovation managériale en action : 50 pratiques managériales innovantes. S’inspirer et apprendre des entreprises qui ont su concilier épanouissement individuel et performance collective, Éditions Eyrolles

Brisebourg J., Hannezo C., Picq T., 2021, L’art de la performance, Dunod

Gilbert P., Raulet-Croset N., 2021, Lire le management autrement, Éditions EMS

Gilbert P., Bobadilla N., Gastaldi L., Le Boulaire M., Lelebina O., 2018, Management de la recherche et de l’innovation, ISTE Group

Karsenty, L., 2019, Libérer l’entreprise, ça marche ? Octares.

Laloux F., 2015, Reinventing Organizations : Vers des communautés de travail inspirées, Éditions Diateino

Lorino P., 2019, Pragmatisme et étude des organisations, Economica

Mercure, D., 2020, Les transformations contemporaines du rapport au travail, Presses de l’Université Laval

Silberzahn P., 2020, Effectuation : Les principes de l’entrepreneuriat pour tous, Pearson

Staune J., 2021, La Grande Mutation : Pourquoi votre futur sera extraordinaire, Diateino

Taleb N.N., Rimoldy C., d’Azay L., 2013, Antifragile : Les bienfaits du désordre, 1ère édition, Paris : Les Belles Lettres

Vaujany FX., Hussenot A., Chanlat JF., 2016, Théories des organisations, Paris : Economica

Weil T., Dubey A.S., 2020, Au-delà de l’entreprise libérée, Les Notes de La Fabrique 32, Presses des Mines

Le Code de la propriété intellectuelle, n’autorisant aux termes de l’article L122-5  2° et 3° alinéa, d’une part, que « les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation  collective »et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (article 122-4)
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