3 / Les enseignements
Les managers à l’origine de ces pratiques ont tous exprimé les paradoxes auxquels ils étaient confrontés, sans chercher à les nier, à les éviter, à les contourner, ou encore à les faire accepter avec une promesse de contrepartie. Ces managers ont plutôt, consciemment ou non, adopté une posture pour les gérer et les réguler dans une logique constructive et productive, permettant d’en révéler le « potentiel créatif », illustrant ainsi la voie de la transcendance évoquée par Smith et Lewis.
L’analyse de leurs pratiques nous permet de dégager trois enseignements : la sortie du cadre habituel de référence, le besoin de nouvelles capacités managériales, et enfin quelques points de vigilance pour les entreprises qui s’interrogent sur leurs dispositifs d’accompagnement.
3.1 / La sortie du cadre habituel de référence
L’analyse des pratiques montre que ces managers parviennent à un management vertueux des paradoxes : d’une part, en stimulant leurs collaborateurs pour les aider à sortir du cadre de référence et en leur donnant envie d’adopter de nouveaux modes de pensées et d’emprunter de nouvelles voies ; d’autre part, en sortant de la contradiction logique des paradoxes pour (pro)poser un nouveau cadre de travail.
● Sortir du cadre de référence
Sortir du cadre de référence nécessite de bousculer des routines, représentations et croyances qui constituent ce cadre. Il n’en est pas autrement quand le manager agit en décalage avec ce qui est attendu de lui, comme déléguer son rôle de leader lors des réunions d’équipe, imposer une animation avec des questions inhabituelles, organiser de la codécision sur des sujets, ou encore donner carte blanche aux volontaires pour organiser un séminaire d’équipe. Derrière ces pratiques, deux leviers :
- Afficher une posture assumée de non-sachant: cela peut constituer pour beaucoup de managers encore, une crise identitaire et une atteinte à l’ego. Le changement de posture et les réflexes associés sont d’autant plus difficiles à acquérir, quand le manager pense avoir la bonne solution ou veut intervenir pour accélérer le processus de résolution
- Casser les routines et agir sur les modèles mentaux de ses collaborateurs: ce levier est tout aussi difficile à actionner, car cela suppose pour le manager d’être en capacité de casser ses propres représentations avant de pouvoir changer celles des autres, et parfois d’aller à l’encontre de la culture de l’entreprise.
● (Pro)poser un nouveau cadre de travail
Le manager peut en être à l’origine, notamment lorsque cela entame ses autres prérogatives managériales plus classiques. C’est le cas du manager qui a su faire cohabiter deux approches de l’évaluation de la performance a priori paradoxales pour le collaborateur : celle de l’entreprise faisant la part belle à l’évaluation des performances individuelles, et celle servant les comportements attendus au sein de l’équipe, avec un objectif d’équipe qui prime sur les objectifs individuels. Mais si le principe et le sens sont bien donnés par le manager, celui-ci laisse une marge de manœuvre importante à l’équipe puisque les objectifs sont décidés ensemble. Ainsi, les témoignages des managers montrent des pratiques visant davantage à rendre le cadre favorable, qu’à tenter de convaincre ou former les collaborateurs. Le principe sous-jacent est de permettre à chacun de s’autoriser à, de donner envie, d’inspirer :
Un cadre qui favorise les relations authentiques et le plaisir d’être ensemble
- En généralisant la technique du feed-back (entendu au sens de la communication non violente), souvent citée comme une pratique partagée au sein de l’équipe en et hors réunion
- En favorisant une très bonne connaissance des collaborateurs entre eux, connaissance qui dépasse les simples relations professionnelles, via des moments de convivialité en face à face (réunions, séminaires, team-cafés…)
- Par la prise en compte d’une dimension émotionnelle du management (temps d’inclusion à chaque réunion, relation managériale personnalisée en fonction des besoins de chacun)
- Avec de nouveaux espaces de jeu et de nouvelles formes d’apprentissage
- Par le biais de réunions courtes et rythmées où les informations top-down laissent le maximum de place aux échanges participatifs et où chacun peut se sentir membre actif de l’équipe et prendre part à des décisions
- En proposant des opportunités de résoudre des problèmes, de porter des projets dans lesquels chacun peut avoir de larges marges de manœuvre, dans la logique sécurisée d’un contrat de délégation
Un cadre qui clarifie l’articulation entre l’individuel et le collectif
- Par des questions qui orientent sur les solidarités (« qui as-tu aidé cette semaine ? »)
- Par la formalisation des contributions individuelles aux objectifs de l’équipe
- Par la valorisation des complémentarités notamment via la clarification des contributions attendues de chacun au sein du collectif en fonction de ses points forts
- Par l’identification partagée et l’utilisation des points forts de chacun pour favoriser l’engagement et le plaisir de travailler
Un cadre qui donne des repères
- En co-construisant des objectifs de l’équipe, dans lesquels chacun peut s’intégrer
- En raccrochant les objectifs de l’équipe à une intention de niveau plus élevé pour donner du sens (les objectifs de l’entreprise, une organisation à revisiter, une ambition pour l’équipe…)
- Avec des règles ou méthodes : les trois temps d’une réunion, des questions formulées pour susciter la capacité réflexive ou l’intelligence collective, des méthodes de communication partagée.
3.2 / Le besoin de nouvelles capacités managériales
Le contexte nécessite de sortir d’une classification simpliste des compétences « hard » et « soft » et d’identifier des registres d’actions qui dépassent la notion de compétence pour se référer à des capacités entendues comme des aptitudes professionnelles à développer par les managers dans leurs activités. Ces capacités sont largement cognitives, c’est-à-dire qu’elles permettent au manager d’être en interaction avec son environnement. De plus, elles possèdent la caractéristique d’être dynamiques (donc non figées dans des référentiels établis). Nous avons fait le choix de les classer en cinq familles :
Être en veille / décrypter et comprendre
- Être en veille: s’informer / s’auto-former / avoir une lecture critique et élargie de l’éco-système de l’entreprise (nouveaux outils, de contexte de travail, d’actualité sanitaire, environnemental, …).
- Décrypter et comprendre les signaux / informations / enseignements : se ménager des moments de prise de recul sur l’activité, le travail, le sens ; adopter une analyse systémique (dans et hors entreprise ; dimension professionnelle et personnelle des individus).
Être un agent proactif du changement
- Transformer les enseignements et informations analysées en rêves pour les équipes, pour l’entreprise et la société, et donc en vision innovante de ce que pourrait être l’organisation, le management et les business models.
- Avoir l’envie et le courage d’agir en conséquence: avoir confiance en soi, être positif et constructif, être persévérant, se remettre en cause pour pouvoir s’adapter en continu, ne pas craindre de prendre des risques, être résilient.
- Repérer les leviers de changement: distinguer le cadre imposé et les marges de manœuvre possibles pour pouvoir / savoir sortir du cadre ; mesurer et anticiper les risques ; identifier ses alliés, les conditions de succès ; connaitre les basiques de la psychologie des acteurs pour optimiser motivation et envie d’action ; imaginer une stratégie d’action.
- Agir en s’appuyant sur les valeurs de l’entreprise et du collectif, ainsi que sur ses propres valeurs / vertus[1].
Développer de nouvelles proximités
- Pratiquer l’écoute active: de ses clients pour alimenter une réflexion sur leurs besoins opérationnels mais aussi stratégie et nouveaux business models ; de ses collaborateurs pour pouvoir prendre en compte leurs leviers d’engagement, en et hors situation de travail.
- Communiquer autrement (avec les collaborateurs, clients, instances représentatives du personnel) : réunions plus courtes et plus fréquentes, mixage des modalités téléphone / vidéo / face à face, usage des blancs et écoute des silences (notamment en absence des repères visuels), prise en compte des perceptions et besoins spécifiques des individus, exploitation des différents capteurs (enquête QVT, REX, …)
- Repenser la convivialité dans l’entreprise.
- Manager à distance (télétravail, interpréter les comportements à distance).
Transformer / Engager dans l’action (pour des solutions adaptées au contexte)
- Savoir pitcher sa vision / ses convictions comme ses interrogations: partager pour engager le collectif dans l’émergence et/ou l’appropriation de solutions et/ou leur mise en œuvre.
- Discerner / se concentrer sur et partager ce qui est essentiel (l’important / l’urgent) et en tenir compte dans ses pratiques (management / décision /animation des collectifs) : simplifier, arbitrer entre le participatif et l’autoritaire, promouvoir l’expérimentation pour accélérer le processus de décision, favoriser l’action et les initiatives.
- Embrasser l’ensemble des enjeux (en lien avec les activités de l’entreprise, les besoins clients, la RSE, le rapport au travail des collaborateurs …): penser à la fois les nouveaux modes de travail et les nouveaux enjeux business, penser le pilotage opérationnel tout en préparant l’avenir, décider dans un contexte d’incertitude et mouvant.
- Être pédagogue: expliquer ses actions / décisions notamment quand elles remettent en cause l’organisation, les routines établies, des décisions récentes ; expliquer sa posture de manager et ses attentes vis-à-vis du collectif et des individus.
Développer des comportements collaboratifs
- S’appuyer sur le collectif: rester humble, s’appuyer et faire s’exprimer l’intelligence collective
- S’appuyer sur l’individu: déléguer, repérer les capacités d’action et le potentiel de chacun des collaborateurs en situation pour faire confiance / déléguer / s’inspirer (repérer les piliers) ;
- Créer le cadre favorable pour l’action et les solidarités, le développement de la confiance et de l’engagement y compris en situation de crise ou de changement : encourager la prise de parole / le débat d’idée / l’expérimentation ; rassurer ; reconnaitre / valoriser / remercier chaque individu dans le collectif ; être dans la transparence et l’exemplarité ; Personnaliser le suivi / la communication avec ses collaborateurs ; sécuriser
- Développer une attitude apprenante en toute situation : se remettre en question, organiser des REX, adopter et faire adopter une attitude constructive par rapport aux échecs
3.3 / Des points de vigilance pour les entreprises
Ces points de vigilance nous semblent essentiels à l’heure où les entreprises s’interrogent sur les dispositifs d’accompagnement des managers. En premier lieu ressort l’importance croissante donnée à l’humain, au plaisir au travail et au plaisir de travailler ensemble. Le management des personnes s’invite dans le panorama, intégrant non seulement ce que d’aucuns appellent le « management émotionnel », mais aussi une meilleure articulation, une meilleure dynamique entre la contribution individuelle et la performance collective, voire entre vie professionnelle et vie privée.
Par ailleurs, ces nouvelles pratiques impliquent un effort important pour les managers, un effort qui touche à la fois leur posture et leurs représentations quant au rôle managérial, et ce de d’autant plus s’ils ont fait leurs armes dans un environnement de type « command and control ».
Cela peut sembler plus facile pour des nouveaux managers :
- « Ne pas être expert a finalement été une chance. J’ai dû me positionner différemment vis-à-vis de mon équipe… J’ai dû développer des capacités d’accompagnement de type coaching ».
- « Lorsque je prends le poste, c’est ma première expérience managériale et sur un domaine dans lequel je n’ai pas une forte expertise. Je me suis simplement assuré que l’on me laisserait manager et expérimenter en cohérence avec mes propres valeurs, notamment la liberté d’action et l’autonomie. Et j’ai été transparent avec mon équipe. »
Mais même pour ces derniers, la posture n’en est pas moins difficile à tenir. Car ces leviers, qu’ils soient actionnés de manière forcée ou volontaire, de manière intuitive ou consciente, restent encore « contre-intuitifs ». Les mettre en œuvre nécessite d’acquérir de nouveaux réflexes et d’être vigilant pour ne pas revenir en arrière : « Je suis fréquemment soumis à des doutes, influencé par le système et par les réflexes naturels de mes propres collaborateurs (s’adresser à moi en cas de besoin de prise de décision ou de gestion de tensions…). Les tentations sont nombreuses de se laisser ramener à une logique managériale plus top-down, plus traditionnelle ».
A cette fragilité à tenir la posture peut s’ajouter une forme d’autocensure, pas uniquement dictée par le cadre de référence mais aussi par la peur de sortir des valeurs ou du système de gestion de l’entreprise. Tous les managers ne sont pas prêts à « oser », « s’autoriser à », s’ils ne se sentent pas soutenus.
Enfin, émerge la nécessité d’avoir une approche plus large, plus systémique, et de ne pas considérer que le seul accompagnement des managers : tout ne repose pas sur leurs seules épaules. Sont également à prendre en compte les managés, et donc la culture d’entreprise, l’organisation, ou encore le système de gestion de la performance.
[1] Au sens de Peterson & Seligman (voir le compte-rendu de réunion Cime du 30 mars 2021 : https://cime-innovation-management-expertise.com/referentiel-de-competences/