Les enseignements

Mobiliser la fonction RH

Les cas que nous avons utilisés donnent à voir de manière très inégale une fonction ressources humaines (RH) au pilotage de ces innovations managériales et de cet « organizing ». Si la fonction RH est bien à la manœuvre chez Ubisoft et Michelin, elle n’apparaît pas en première ligne chez Google ni dans les grandes sociétés en reconfiguration comme l’entreprise Y, l’entreprise X ou Vinci Energies. Ce constat pourrait surprendre à l’heure où les préconisations ne manquent pas pour instaurer, comme mission cœur de la fonction RH, « de nouveaux modes de management afin de rendre plus agiles les organisations et de nouveaux modèles de management fixant le cap des postures managériales appropriées » (Orange, 2016, Quel rôle pour la fonction RH en 2020-2025 ?, Livre blanc). Il étonne moins quand on considère que, après une montée en puissance à la fin du siècle dernier, cette fonction assume très inégalement le rôle de partenaire d’affaires (Thévenet et al., 2015, Fonctions RH, Politiques, métiers et outils des ressources humaines, Paris, Pearson France), en étant très centrée sur la dimension gestionnaire et juridique, et souvent entravée par une image négative aux yeux des salariés ou du grand public. Dubouloz (2014, Innovation organisationnelle et pratiques de mobilisation des RH, Revue Française de Gestion, n°39) a d’ailleurs remarqué que les études sur l’innovation managériale ont trop tendance à se focaliser sur le niveau des structures en oubliant souvent celui de la GRH, alors que l’innovation est par essence un processus multi-niveaux (Shipton et al., 2017, HRM and innovation: looking across levels, Human Resource Management Journal, 27).

 

Dans tous les cas, quand la fonction RH est au rendez-vous de l’innovation managériale, on observe qu’elle est plus en accompagnement qu’en impulsion. Son action dans ce cas se concentre comme le montre le schéma ci-dessous, sur deux rôles principaux inspirés de la célèbre typologie de Dave Ulrich (1996, Human Resource Champions : The Next Agenda for Adding Value and Delivering Results, Harvard Business Review Press) : agent de changement pour initialiser, faire découvrir, accompagner l’évolution des représentations et faire aboutir les projets de transformation ; champion des salariés pour faciliter l’appropriation de concepts et méthodes nouvelles ; moins fréquemment observé, expert technique pour fournir outils et méthodes et partenaire stratégique pour contribuer à définir les orientations de l’innovation souhaitées.

 

 

Pour autant, si la GRH reste cette fonction en charge de la gestion du travail et des personnes dans l’organisation, les enjeux d’agilité dans les comportements, d’autonomie et de contrôle, d’échanges et de travail avec l’extérieur sont fondamentalement dans son périmètre. Qu’elle soit de contenu, de contexte ou de processus, l’innovation managériale est ou devrait être une affaire de GRH. Force est de constater, dans les exemples que nous avons relatés, que si la GRH peut avoir une conséquence directe sur la capacité de créativité et d’innovation, cet effet peut être ambivalent dans certains cas.

 

S’agissant de la dimension importante de la capacité d’apprentissage organisationnel, peut- on dire que le fonction RH contribue à ce développement dans les cas analysés ? Oui chez l’entreprise Y (programme managing innovation), chez Ubisoft ou Google via leurs dispositifs d’incitation salariale et non salariale. En conséquence de quoi, on pourrait dire que si la fonction RH n’est pas un « acteur direct » de l’innovation managériale, elle peut en être un acteur indirect via le renouvellement des pratiques RH d’accompagnement des transformations.

 

Au final, à quoi est due l’implication réelle ou l’absence de la GRH dans les innovations managériales ? Plusieurs facteurs peuvent être invoqués. Le premier qui vient à l’esprit est bien sûr le domaine concerné par l’innovation managériale : lorsqu’on touche à la marque employeur, aux trajectoires des salariés ou aux compétences, il est plus naturel d’impliquer ou de laisser s’impliquer les spécialistes RH, tandis que ces mêmes spécialistes devraient davantage être en soutien pour le déploiement d’autres contenus innovants. Un deuxième facteur est le jeu d’acteurs interne à l’entreprise : assorti avec la légitimité qu’a ou que n’a pas l’acteur en charge de la GRH, ce facteur conduit à ce que sa fonction émerge ou non dans la conduite de l’innovation managériale. Enfin, un troisième facteur explicatif relève de la contingence du secteur et de l’activité : nous pouvons faire l’hypothèse que dans les industries créatives et/ou reposant sur une forte mobilisation des connaissances, l’impact du  capital humain soit plus naturellement reconnu et favorise la place de la GRH dans l’innovation managériale.

 

Multiplier les autres acteurs et les chemins, du délibéré à l’émergent

L’innovation managériale est aussi conçue comme un des moyens pour l’entreprise de conduire le changement, de s’adapter, d’anticiper en visant un pilotage continu entre stratégie et opérations, globale et locale. Dans cette approche, les dirigeants, managers opérationnels et experts métiers sont en première ligne.

 

S’agissant des dirigeants, leur rôle dans le champ de l’innovation managériale concerne clairement leur capacité à créer un environnement qui lui soit favorable : élaboration de principes d’action en management qui donne davantage le pouvoir d’initiative au terrain (Crédit Agricole Centre Est, Liip, Horizon Sud, Vinci Energies) ; encouragement aux expérimentations locales (Entreprise X) ;mode de diffusion de l’innovation managériale qui respecte l’envie d’engagement des équipes (Michelin) ; principe de viralité (RTS).

 

S’il est admis que pour leur part, les managers opérationnels expérimentent, ajustent,portent, intègrent l’innovation au fonctionnement quotidien de leurs entités, celle-ci n’a dorénavant de valeur à leurs yeux que si elle permet de piloter les changements nécessaires en analysant les effets de contingence des organisations. Et de fait, les multiples formes d’innovation managériale étudiées au travers des cas présentés au chapitre 2, mettent en lumière une recherche commune de la part des managers opérationnels d’évolution de leurs organisations vers plus d’autonomie (Michelin), de polyvalence (Entreprise X) ou de responsabilisation (Holding Hermès Textile).

 

Quant aux experts métiers, ils constituent une ressource au service des équipes opérationnelles pour développer leurs compétences pour innover et faciliter leur prise de conscience sur certains enjeux (entreprise Y), accompagner l’efficacité via un coaching collectif (Holding Hermès Textile).

 

L’accroissement du partage du pilotage de l’innovation managériale entre la DRH et ses services spécialisés, la ligne hiérarchique et les experts métiers que nous avons relevés, répond surtout à une préoccupation tactique, justifiée par l’importance des transformations engagées. Il s’agit bien de « multiplier les acteurs » pour permettre l’ancrage des innovations visées.

 

Estimer les chances de réussite

Mettre en œuvre une démarche d’innovation managériale, surtout selon les voies que nous venons d’explorer, constitue un changement d’importance. Comme tout changement il comporte des risques qu’il convient d’évaluer ; sans espoir de les éviter tous, mais pour mieux les maîtriser. Comment s’y prendre ? Nous proposons une grille de questionnement qui permet à la fois de préparer son projet mais aussi d’évaluer un projet existant à la lumière de différents critères. L’hypothèse sur laquelle elle se fonde est qu’un projet d’innovation managériale doit être évalué à l’aune des critères s’appliquant à tout projet de changement et qui se distribuent sur trois niveaux d’analyse : l’influence du contexte, l’appropriation par les acteurs et la maîtrise du processus de changement. En déclinant chacun des critères proposés lors d’un retour d’expérience ou en projection d’un nouveau projet d’innovation managériale, on aboutit à un diagnostic permettant de mettre en évidence les principaux points de vigilance.

Un contexte facilitant

 

 

 Critères  Questionnement
1.   Des enjeux positifs et forts qui font que la démarche d’innovation managériale est perçue comme une source potentielle d’avantages et de bénéfices par un grand nombre d’acteurs, parmi les plus influents Les intentions sont-elles clairement identifiées ? Par quels acteurs ?

Que cherche-t-on à faire à travers cette démarche ? Sur quoi communique -t-on ?

2.   Une culture de l’anticipation et d’analyse des stratégies d’acteurs Quelles sont les représentations à l’œuvre dans l’entreprise derrière le terme  d’innovation managériale ?
3.   Une stratégie d’entreprise explicite, en phase avec l’approche de l’innovation managériale retenue La démarche est-elle clairement au service de la stratégie ?
4.   Un contexte favorable (menaces / opportunités identifiées) Quels sont les éléments du contexte qui sont propices à la mise en place d’une innovation managériale ?
5.   Une culture de l’expérimentation L’entreprise a-t-elle mise en place les protections nécessaires pour les acteurs innovants ?

 

 

L’appropriation des acteurs

 

 

Critères Questionnement
1.   Le « pilote » interne du projet a une bonne connaissance de la structure et des métiers du site faisant l’objet de l’innovation managériale Le pilote interne a-t-il l’autorité et la légitimité nécessaire ?
2.   L’équipe projet comporte un membre qui s’intéresse aux nouvelles modalités de coopération entre les personnes L’équipe possède-t-elle des compétences sur la conduite de l’action collective ?
3.   Des équipes de professionnels de la GRH bien installées dans l’entreprise (ou dans l’unité) et considérées comme légitimes Les équipes RH sont-elles bien insérées dans les unités opérationnelles et ont-elles un point de vue critique sur l’innovation managériale ?
4.   La conduite du projet d’innovation managériale n’est pas l’affaire d’un individu unique, mais partagée par un collectif d’acteurs. L’équipe projet comporte-t-elle des acteurs variés qui connaissent les différents métiers de l’entreprise ?
5.   Forte implication de l’encadrement de proximité, qui joue un rôle central dans les décisions relatives à la gestion des individus et des équipes, tant dans le diagnostic que dans la préparation des actions qui en découlent Les managers de proximité ont-ils été formés à l’analyse organisationnelle et sont-ils accompagnés par un support interne en matière de conduite des transformations ?

 

 

 

Un processus de changement maîtrisé

 

 

Critères Questionnement
1.   Des objectifs réalistes et explicites A-t-on clairement formulé ce que l’on attend de la démarche d’Innovation Managériale ?
2.   Des bénéficiaires de la démarche (« clients » internes) clairement identifiés 2.   Des bénéficiaires de la démarche (« clients » internes) clairement identifiésLes métiers ou les entités concernées sont-ils désignés ?
3.   Des moyens de pilotage pour contrôler l’efficacité de la démarche, repérer à temps les éventuelles dérives et agir en conséquence A quoi verra-t-on que la démarche « prend » véritablement ?

Quels sont les moyens utilisés pour le mesurer à défaut d’un cahier des charges prédéfini ?

4.   L’organisation d’une communication spécifique au projet d’innovation managériale (entretiens, participation à des groupes de réflexion, etc.) Comment communique-t-on sur les réalisations en cours et le retour d’expérience ?

Comment l’entreprise développe une vision de l’innovation tout en s’appuyant sur l’organisation actuelle ?

5.   La communication souligne les enjeux positifs de la démarche, du point de vue des « destinataires » du changement (salariés dont les membres de la ligne hiérarchique) et non pas uniquement de l’équipe dirigeante Cette communication s’appuie-t-elle sur l’expression des équipes à la base ?
6.   Des outils adaptés au contexte de l’entreprise et aux usages recherchés Des outils ont-ils été conçus à cet effet ? De quelle nature ?
7.   La démarche ne se focalise pas spécialement sur les outils (informatiques ou autres) Quelle place ces outils occupent-ils dans la démarche d’Innovation managériale ?

 

Pour conclure…

Nombreuses sont les opérations de « transformation managériale » en cours ou en cours d’expérimentation dans les entreprises. Dans cette forêt d’innovations managériales, les unes plutôt axées sur des contenus de pratiques nouvelles, les autres ouvrant les frontières de l’organisation, les enjeux de GRH se situent au cœur, sans être toujours mis en valeur, notamment du fait d’une fonction RH inégalement présente ou valorisée. Ce constat nous invite à ce qui est le levier des vraies démarches de changement, à savoir la plasticité des représentations. L’innovation managériale ne se réduit pas à une rhétorique de transformation, ni à une méthode ou un contenu technique : elle peut et doit se loger dans des configurations variées, du moment qu’elle permet une modification substantielle de et dans la conduite de l’action collective. La fonction RH peut jouer un rôle particulièrement utile dans cet accompagnement de l’évolution des représentations… A condition qu’elle-même pratique l’élargissement du regard que nous proposons, et que ses acteurs prennent le temps de sortir régulièrement de l’entreprise. Cette capacité de discernement de la part des acteurs RH, qui permet de ne pas tomber dans le piège des modes managériales et de garder un point de vue critique et constructif sur l’impact réel de telle ou telle innovation n’est-il pas finalement le vrai facteur de légitimité de cette fonction ?

 

Références

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