Le cadre

Les observations, commentaires et analyses des évolutions managériales en cours dans les entreprises dessinent un paysage de chantier, dans lequel des pratiques diverses sont lancées avec des succès variables, comme autant de transformations et innovation managériales revendiquées et hétérogènes. Comment discerner les évolutions de fond ? En quoi sont-elles ou non des innovations managériales ? Comment les caractériser pour favoriser l’aide à l’action ?

Petit regard en arrière pour mieux comprendre !

L’innovation peut être définie comme l’invention qui trouve son usage ou son marché. Dans l’état de l’art, c’est massivement l’innovation technique qui est étudiée, que ce soit dans ses facteurs déclenchants, sa mise en place ou ses impacts : selon Gary Hamel (2007, The future of management, Harvard Business Press,), sur 52.000 articles parus au cours des soixante-dix dernières années, seuls 300 sont consacrés à l’innovation managériale, administrative et organisationnelle, ! Le Roy et al. (2013, L’innovation managériale, Généalogie, défis et perspectives, Revue française de gestion – N° 235) ont montré l’éveil progressif pour ces « innovations qui ne comportent pas de dimension technologique » depuis les années 1960. Mais cette quête ne date en fait pas d’hier : Birkinshaw et al. (2008, Management innovation, Academy of Management Reviews, October 1, vol. 33 no. 4) ont montré qu’elles avaient pu avoir déjà lieu au travers par exemple du management scientifique, de la structure par divisions, de la qualité totale ou de la gestion de projet à grande échelle.

 

Cette innovation managériale, encore mal connue car trop peu défrichée, peut être définie de manière diverse : nouvelles structures organisationnelles, mais aussi systèmes administratifs, processus ou techniques qui peuvent créer de la valeur pour l’entreprise… Pour Gary Hamel, il s’agit de « tout ce qui modifie substantiellement la façon dont sont effectuées les tâches du management ou les structures traditionnelles de l’entreprise, lui permettant de mieux atteindre ses objectifs ». Cette approche a le mérite d’insister sur le caractère finalisé de l’innovation managériale : l’intention de faire du neuf ne suffit pas à la caractériser. Or, sur ce point précis, la controverse est vive depuis quelques années. En effet, d’un côté, admirateurs et promoteurs du sujet ne tarissent pas d’éloges sur la réalité de cet impact, et donc sur la nécessité voire l’évidence de cette innovation managériale dont nos entreprises auraient tant besoin : les guides de « meilleures pratiques » sont bien représentatifs de ce courant. Mais de l’autre, les approches critiques ne manquent pas pour dénoncer a minima un phénomène de mode, avec des cycles de vie de plus en plus courts et des pics de popularité de plus en plus élevés, voire un rideau de communication peinant à masquer les crispations du management sur le reporting incessant (Dupuy, 2015, La faillite de la pensée managériale, Paris, Le Seuil) et le contrôle désincarné (Dujarier, 2015, Le management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, Paris, La Découverte). Les approches les plus critiques n’hésitent pas à accuser les tenants des innovations managériales d’arborer un projet trompeur (Gueuze, 2015, « L’entreprise libérée, entre communication et imposture », mai, https://www.parlonsrh.com), et y voient une quête de légitimation plus que d’efficacité (Boussard, 2008, Sociologie de la gestion. Les faiseurs de performance, Belin, collection Perspectives sociologiques).

Et aujourd’hui ?

« Entreprises : la grande transformation a commencé » (Les Echos, 26 septembre 2016), « Des propositions pour booster la transformation des entreprises » (MEDEF, décembre 2017), « Conduire la transformation managériale de son entreprise » (Cercle de l’Innovation Dauphine, décembre 2016) … La seule entrée « transformation des entreprises » dans un moteur de recherche génère quelques 51 millions de résultats en moins d’une seconde, signe que cette expression est désormais entrée dans les éléments de langage obligés de la vie des affaires.

 

Au menu de cette « transformation » ainsi mise en avant figure l’incontournable transformation digitale, qu’il serait plus juste de décrire comme la série des transformations induites par l’usage du numérique dans les grandes fonctions de l’entreprise. La production industrielle est de plus innervée par les outils numériques, le rapport au client est à la fois enrichi et complexifié par les outils digitaux, et la GRH n’est pas en reste en matière d’évolutions permises ou imposées par les données massives et la transparence accrue de l’information. Derrière ces applications digitales se tiennent de nouvelles fonctionnalités d’échange et de collaboration ainsi qu’une « volonté sociétale de participer aux décisions » (Autissier et al., 2018, L’innovation managériale, Paris, Eyrolles). Si « transformation » il y a, celle-ci est loin d’être seulement numérique et concerne l’ensemble des manières de travailler. L’organigramme en pyramide, « exosquelette de la bureaucratie » selon le bon mot de G. Hamel (2007), tremble sous les coups de butoir de nouvelles pratiques managériales.

 

Autissier et al. (2018) dépeignent ainsi ces pratiques, symptomatiques d’une « envie de travailler autrement » : « Le modèle organisationnel émergent tend à faire sortir les salariés de leur poste de travail pour être en mode collaboratif avec les différentes parties prenantes (…). La problématique organisationnelle devient de plus en plus coopérative ». Il ne s’agirait donc plus seulement de l’apparition de techniques nouvelles, comme en leur temps la méthode Activity Based Costing, la gestion de la relation client ou le lean management : c’est l’action organisée qui en elle-même tend à changer de forme, à traverser un état initial pour en atteindre un autre.

 

Nous l’avons vu, l’innovation managériale est souvent au centre d’une polémique qui met en débat sa réalité même et plus encore son impact. Cette controverse, pour stimulante qu’elle soit, est malheureusement souvent alourdie par un arrière-fond idéologique, soit au service d’intérêts commerciaux lorsqu’il s’agit de « survendre » l’innovation managériale, soit dans le cadre d’un parti-pris dénonciateur voire nihiliste à l’égard des directions d’entreprise. A mi-chemin entre ces extrêmes, nous proposons de voir l’innovation managériale comme un ensemble de micro-actions qui font peu à peu évoluer les pratiques (Hamel, 2007), et finalement un travail modeste et honorable de bricolage managérial (Duymedjan et Rüling, 2010, « Towards a Foundation of Bricolage in Organization and Management Theory”, Organization Studies, Vol.31 issue 2, pp.133-151).

Au-delà des seuls contenus, des contextes et des processus à étudier

La perspective adoptée permet de voir que l’innovation managériale n’est jamais une et homogène : c’est plutôt un foisonnement d’innovations managériales au pluriel qui s’expérimentent aujourd’hui, chaque fois que l’on cherche à créer de nouvelles modalités de coopération entre les personnes, pour une réalisation des finalités plus efficace et efficiente. La période actuelle nous semble ainsi caractérisée par une recherche de tout ce qui peut contribuer à l’accélération des cycles de conception et de mise sur le marché, quitte à ce que la quête d’innovation technique « contamine » en quelque sorte le management.

 

Autissier et al. (2017), sur la base d’une étude conduite auprès de quinze grandes sociétés en 2016, ont proposé une première classification de ces pratiques foisonnantes, à partir de leur finalité et de leur modalité (figure 1) : la finalité peut être interne (tutorat, co-développement) ou orientée vers la production voire la satisfaction d’une commande externe (hackaton, design thinking) ; la modalité peut reposer sur une autonomie faible (co-design) ou forte (équipe autonome, incubateur interne).

Pour intéressante qu’elle soit, cette classification nous semble trop axée sur les « contenus » des pratiques d’innovation managériale, en négligeant tant les contextes (où y placer les modes d’organisation en réseau inter-entreprises ?) que les processus (comment les choses se mettent-elles en place ?). Nous proposons dès lors ici une autre perspective, employée récemment par Calamel et al. (2016, Les pôles de compétitivité, des formes organisationnelles aptes à innover en gestion des ressources humaines ?  Management international, vol. 20, n° 4) pour étudier l’innovation en GRH au sein des pôles de compétitivité, et relevant d’une approche dite contextualiste (Pettigrew, 1987, Context and Action in the Transformation of the Firm, Journal of Management Studies, vol.24, n°6), consistant à distinguer non seulement les contenus, mais aussi les contextes et les processus. Ainsi, il peut y avoir innovation managériale certes lorsqu’on met en place une pratique intrinsèquement nouvelle, mais aussi quand on applique une pratique déjà connue à un contexte nouveau, voire si le processus de mise en place prend un caractère original. La suite de cette étude va nous permettre de révéler ainsi une large palette d’innovations managériales.