Vers une grille de lecture des innovations managériales

« Il ne s’agit pas d’une vaguelette. Mais d’une déferlante. La transformation qui se réalise dans les entreprises se révèle aussi complexe que protéiforme … »[1]. Le numérique n’est que la partie visible d’un iceberg de changements : en-dessous de la ligne de flottaison, apparaissent pêle-mêle de nouveaux modes de coopération, de nouvelles organisations ou pratiques pour favoriser autonomie, coopération ou encore créativité, de nouvelles modalités d’apprentissage, de nouvelles façons de libérer les collaborateurs… autant d’expérimentations dans des univers fort différents !

 

La palette des innovations managériales apparait également dans les entreprises du terrain d’observation de Cime et de la Chaire partenaire Capital Humain et Innovation de Grenoble IAE : témoignages d’entreprises adhérentes dans le cadre des réunions du Cercle (Vinci Energies, Holding Hermès Textile, Ubisoft, une entreprise anonymisée que nous appelons Y), découvertes d’autres entreprises dans le cadre de learning expedition (Liip, Horizon Sud et RTS en Suisse), mission d’accompagnement au sein d’une entreprise (Crédit Agricole Centre Est), apports issus de sources secondaires (études, documents, échanges, conférences) recueillies dans le monde académique (Google, Michelin, une entreprise anonymisée que nous appelons X).

 

Ce terrain nous a paru idéal pour « tester » le prisme distinguant innovation de contenu (une pratique intrinsèquement nouvelle), innovation de contexte (une pratique déjà connue appliquée à un contexte nouveau) et innovation de processus (la façon de mettre en place une pratique). Chaque entreprise a donc été analysée afin de catégoriser chaque innovation managériale observée.

 

Il nous a fallu faire des choix pour : relève-t-elle davantage de l’innovation de contenu, de contexte de processus ? Notre idée était de faire émerger une dominante (ce que nous avons fait à l’exception d’une seule entreprise) pour ainsi forcer les traits de notre approche modélisante, – par construction simplificatrice et par principe discutable, et ce faisant, donner des repères pour faciliter la mise en action et aider la fonction RH à mieux comprendre son rôle pour accompagner les transformations.

 

Il nous a aussi fallu structurer notre analyse pour pouvoir clarifier et donner des repères à défaut de pouvoir faire des comparaisons. Chaque entreprise étudiée est donc présentée en respectant la structure suivante :

  • D’abord le contexte de l’entreprise pour avoir des clés de compréhension,
  • Ensuite l’innovation managériale observée, distinguant le commencement (l’impulsion de départ, les motivations à l’origine), le déploiement (les modalités et les contenus déployés), la pérennisation (ce qui est mis en œuvre ou ce qui contribue à l’installation et l’appropriation durables de l’innovation),
  • Enfin, le caractère innovant (contenu, contexte et/ou processus) et le rôle spécifique de la Direction ou fonction RH dans la transformation.

 

Quels premiers enseignements ?

Les innovations de contenu nous semblent avoir été plus particulièrement observées dans 3 des entreprises de notre panel. Coïncidence ? Toutes les 3 sont des entreprises relativement récentes, dans un secteur où la création, la conception, le design, jouent un rôle déterminant et où le management n’est pas le premier levier de l’engagement subjectif des collaborateurs. Il s’agit de Google, de Liip (start-up devenue entreprise holacratique) et d’Ubisoft.

 

Les innovations de contexte, – des pratiques managériales dans des entreprises dans lesquelles on ne les attend pas, sont illustrées par 3 entreprises également : elles correspondent soit à des pratiques qui semblent décalées dans le cadre d’organisations de type grand groupe (pratiques inspirées de l’entreprise libérée pour entreprise X ou basée sur une forte culture entrepreneuriale comme chez Vinci Energie), soit au développement d’une culture managériale dans un environnement où la notion même de management est nouvelle (la Fondation Horizon Sud).
Innover en management par le processus revient d’abord à tenter, tâtonner, renouveler au cours du temps et par des efforts répétés la mise en place de fonctionnements nouveaux. Cette forme d’innovation repose principalement sur un assemblage de pratiques en fonction des besoins exprimés, sur la capacité donnée pour expérimenter, coopérer et coconstruire.

 

L’observation des pratiques d’entreprise fait par ailleurs apparaitre deux logiques d’émergence de l’innovation : l’innovation peut être initiée et pilotée par le cercle dirigeant de l’entreprise comme dans le cas d’Ubisoft, de X, de Vinci Energies, Horizon Sud, Michelin, la Holding Hermès Textile, le Crédit Agricole Centre Est …) ou à l’inverse peut être une innovation émergente, initiée par des salariés (Liip, Y). Certaines entreprises mixent ces deux logiques : projet initié et piloté par la direction et émergence d’expérimentations, les deux « mouvements » étant tout à fait compatibles dans l’entreprise de demain. C’est le cas de la Radio Television Suisse (RTS).

 

Le schéma ci-après positionne chacune des entreprises observées selon ces deux logiques :

L’innovation délibérée, c’est-à-dire choisie et pilotée par des acteurs dirigeants de l’entreprise, correspond aux cas les plus fréquents. La fonction RH y joue un rôle variable, rarement en première ligne.

 

L’innovation émergente, plus rare, semble correspondre à deux cas de figure :

  • Celui de l’entreprise dans lequel l’ADN et le contexte économique sont des facteurs favorables dès le départ comme chez Liip (une start-up en plein développement) : ce cas ne peut concerner qu’une minorité d’entreprises car pour la plupart, il leur est difficile de faire table rase de leur culture et de s’improviser du jour au lendemain telle une start-up à l’image de Liip
  • Ou encore celui de l’entreprise qui sait cultiver les expérimentations en favorisant, identifiant, protégeant les initiatives d’un salarié « marginal sécant » engagé dans ses « rêves d’innovation » (entreprise Y)

L’observation des pratiques d’entreprise fait par ailleurs apparaitre un autre enseignement : les entreprises qui relèvent de l’innovation de processus sont les plus nombreuses dans notre panel. De là à conclure que c’est le type d’innovation le plus rependu est un pas que nous osons franchir.

 

En effet, si l’on considère que beaucoup a été fait en matière de management, innover sur du contenu devient de plus en plus difficile ; par ailleurs, l’innovation de contexte constitue a priori une vraie rupture qui nécessite des conditions de succès parfois difficiles à rassembler (un dirigeant engagé et visionnaire, soutenu et stable dans la durée ; un ADN favorable, …). L’innovation de processus semble finalement plus accessible, ce qui semble une très bonne nouvelle pour toutes les entreprises qui visent à développer une culture plus intrapreneuriale ou du moins la prise d’initiative et l’autonomie.

 

[1] Les Échos, supplément spécial Management, 7 novembre 2017, « Transformation des entreprises : les nouveaux défis du ‘travailler autrement »