Les « mad skills », au cœur des métiers de demain ?

Article de Isabelle Patroix, Docteur en littérature, Playground Manager, Grenoble École de Management (GEM) et Christian Rivet, Professeur associé en marketing, Grenoble École de Management (GEM), republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

 

 

Alors que les innovations technologiques s’accélèrent, les frontières des métiers se redéfinissent sans cesse et de nouvelles fonctions apparaissent. Difficile donc quand on entre dans l’enseignement supérieur de savoir exactement de quelles missions une carrière sera faite. Pour aider les étudiants à se projeter dans l’avenir, la presse magazine explore régulièrement ces nouveaux terrains, à l’instar du mensuel Capital qui, fin 2021, s’est arrêté sur « 10 métiers que vous pourrez exercer… dans 10 ans ».

Quelles compétences faudra-t-il pour les pratiquer ? Quels sont les postures et savoir-faire qui feront la différence dans la maitrise d’un poste ? Et surtout, notre pédagogie est-elle en phase pour former dès à présent à ces métiers ?

Pour répondre à ces questions – et parce qu’ils sont au cœur de nos ambitions pédagogiques – nous nous appuierons sur trois des dix métiers cités dans l’article : « nudge designer », éducateur de robot et anticipateur de crise.

Sortir des cadres connus

Le nudge designer est celui qui « imagine des solutions pour influencer les comportements des usagers ou des consommateurs », nous dit l’article ; c’est celui qui dessinera par exemple des pas sur un trottoir vers la poubelle pour inciter à la propreté.

Bien sûr, il lui faut des compétences fondamentales, en l’occurrence des connaissances en psychologie comportementale/cognitive afin de déterminer ce qui fait qu’une personne va agir ou non et des compétences transversales comme l’empathie, la communication. Cependant pour imaginer des dispositifs vraiment innovants, le nudge designer devra posséder une manière de voir complètement décalée, voire déviante du formatage classique…

Pour devenir éducateur de robot, il sera préférable de savoir coder (« hard skill »), cela demandera également de comprendre la relation homme machine (« soft skill ») mais aussi d’être capable d’imaginer des scénarii où les robots seront plus compétents que l’humain. Il s’agira enfin de réfléchir à la manière dont le robot pourra apprendre l’éthique et l’empathie. Ces nouvelles manières d’enseigner aux robots devront sûrement être très inventives, très surprenantes, voire inattendues…

Elever un robot journaliste : le cas de Flint (Benoît Raphaël – Ouest Médialab, 2017).

Prenons maintenant le cas d’une avalanche que devrait gérer un anticipateur de crise. Se préparer à ce type de scénario mobilise des compétences techniques : cartographie, topographie, nivologie, etc. mais aussi des soft skills comme la compréhension des réactions humaines dans cette situation (panique, peur, angoisse). Cependant pour anticiper toutes les crises (im)probables, il faudra aller plus loin en inventant les simulateurs de demain, dans la lignée du Hitlab de Chrischurch qui travaille sur des outils multisensoriels pour faire face à des événements tels que les tremblements de terre.

Il arrive d’ailleurs de plus en plus que les simulateurs virtuels fassent appel à des spécialistes des jeux vidéo car ceux-ci ont cette imagination capable de faire vivre des expériences hors du commun relevant parfois de la fiction. Une fiction qui, dans certains cas, peut devenir réalité et qu’il faudra anticiper.

Capacité d’expérimentation

Si les « hard skills » (les connaissances fondamentales et les compétences techniques, comme la maitrise d’un outil, d’un langage de programmation, la maitrise de gestes) et les « soft skills » (souvent transverses, comme la négociation, la créativité, l’agilité, etc.) sont déjà identifiées pour soutenir les métiers de demain, il semble qu’elles ne suffisent pas.

Souvent mises en évidence par les start-up californiennes, les « mad skills » pourraient être ce complément dont la nécessité se ressent de plus en plus. Dans cette catégorie se trouvent des compétences comme la « déviance positive » (le fait de ne pas emprunter forcément le chemin tracé tout en ayant des intentions positives) ou encore le sens critique, l’ingéniosité, la singularité. Souvent ce sont les qualités propres aux profils décalés, atypiques, etc.

Ces compétences sont facilement identifiables chez un aventurier comme Mike Horn ou des personnages de fiction comme Mac Gyver ou Indiana Jones. Ces héros ont une incroyable capacité à « saisir des voies détournées pour arriver à [leurs] fins ». Ce qui leur permet de s’orienter avec les étoiles, de trouver à manger dans la nature, de construire un abri avec des matériaux de récupération, de réparer un véhicule pour se sortir d’une situation délicate. Il s’agit de « se rendre, donc, disponibles aux choses du monde, mais à l’unique condition de cultiver une polyvalence qui ouvre le regard ; et expérimenter des agencements de toute sorte qui traceront la route vers une sortie encore à imaginer ».

Il nous semble que ce sont ces postures, attitudes et osons le terme, ces « mad skills » qui feront la différence pour devenir « nudge designer », éducateur de robot ou encore anticipateur de crise. Car ce sont elles qui apparaissent dans ce grain de folie qui sera propre à ces métiers. Ce sont elles que les entreprises viennent déjà chercher et ce sont ces « mad skills » qu’il nous faut tenter, en tant que pédagogues, de repérer et de renforcer.

Créativité adaptative

Nous pensons que même si nous ne pouvons pas tous être Mac Gyver, il y a tout de même souvent, au fond de chacun de nous, cette créativité adaptative qui permet de faire face à des situations imprévues.

Notre mission de formation n’est donc plus seulement de délivrer un savoir, mais de faire émerger cette capacité de chacun à sortir des sentiers battus. Il s’agirait donc d’imaginer des dispositifs pédagogiques qui permettent de mettre en évidence ces « mad skills », de faire prendre conscience aux apprenants qu’ils les possèdent et les aider à renforcer ces compétences atypiques.

Le jeu (serious game) pourra être un de ces révélateurs de mad skills. « On en apprend plus sur quelqu’un en une heure de jeu qu’en une année de discussion », disait Platon. Au travers du jeu, la personne montre sa véritable personnalité et ses traits de caractère. D’ailleurs, les entreprises tentent de plus en plus de recruter par le jeu.

Plus que révéler les mad skills et les talents différents, le jeu permet aussi de former dès à présent, les anticipateurs de scénario de crise ; c’est le cas de l’armée française qui a créé « Red Team » en faisant appel à une dizaine d’auteurs de science-fiction pour imaginer les menaces militaires et technologiques à l’horizon 2030-2060. L’objectif est assumé : se faire peur pour mieux anticiper. Ce qui est notable dans cet exemple c’est justement que l’armée n’a pas fait appel à des géopoliticiens par exemple, mais bien à un regard neuf, un grain de folie de la part des auteurs et ce pour s’entrainer de manière concrète.

En conclusion, au terme de « déviant positif », nous préférerons le terme de « corporate hacker ». Celui-ci intègre le grain de folie sans oublier d’être corporate afin de ne pas déstabiliser l’organisation. Rappelons qu’il faut aussi comprendre, respecter les équilibres et l’hétérogénéité qui fait la richesse des équipes. Pour Meredith Belbin « nobody is perfect but a team can be » : personne n’est parfait, mais l’équipe peut l’être – avec ses grains de folie.The Conversation

 

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