« Si la bêtise, vue du dedans, ne ressemblait à s’y méprendre au talent, si, vue du dehors, elle n’avait pas toutes les apparences du progrès, du génie, de l’espoir et de l’amélioration, personne ne voudrait être bête et il n’y aurait pas de bêtise. Tout au moins serait-il aisé de la combattre. Le malheur est qu’elle ait quelque chose de naturel et convaincant. »
Pour l’écrivain autrichien Robert Musil, qui a traité à maintes reprises de la question, la bêtise ne représentait rien de moins qu’une calamité affligeant les sociétés modernes. Le constat des chercheurs en gestion André Spicer, doyen et professeur de comportement organisationnel à la Bayes Business School, et Matts Alvesson, professeur suédois de sciences de gestion à l’université de Lund, dans un ouvrage qu’ils publient en 2012 est à peine plus réjouissant. Selon ces derniers, les organisations du travail contemporaines seraient atteintes de la fâcheuse tendance à produire autant de bêtise – si ce n’est plus – que de savoirs et de connaissances.
Ce piquant paradoxe a valu d’ailleurs à la notion qu’ils se sont proposé de forger en conséquence – dénommée « stupidité fonctionnelle » (ou encore, comme cela a été traduit en français : « bêtise organisationnelle », terme que j’emploierai par la suite), une réelle notoriété – au moins médiatique, mais suscitant également quelques discussions académiques.
S’agit-il donc véritablement d’un fléau auquel il s’agirait de se résoudre ? Comment les managers qui constatent que leur organisation est touchée par un tel phénomène peuvent-ils agir ? Telles sont les questions que j’ai explorées dans un article de recherche croisant psychanalyse, philosophie et sciences de gestion.
Fonctionnelle ou pathologique ?
Plus définitions peuvent être proposée du terme de « bêtise » ; deux peuvent être retenues.
La première, la plus restreinte, mais pas forcément la plus productive, définit simplement une carence au niveau des capacités cognitives ou intellectuelles. Ce n’est clairement pas à ce niveau que se situe la notion de bêtise organisationnelle – autrement, on verrait mal en quoi il s’agirait d’un problème si fréquent aujourd’hui dans le travail. Le fait est que cette bêtise organisationnelle est causée, du moins en partie, par l’organisation elle-même.
D’où une seconde définition. Dans leur proposition, Spicer et Alvesson caractérisent sommairement la bêtise organisationnelle comme un refus volontaire, de la part des individus, de faire preuve de réflexivité ou d’esprit critique. L’autre composante de cette bêtise, en plus d’impliquer la perte de sens critique, consiste dans le fait qu’elle découle directement d’un certain type d’organisation du travail, privilégiant le suivi des ordres plutôt que l’initiative personnelle.
Pourtant, pour Spicer et Alvesson, la bêtise organisationnelle n’est pas un problème en soi. Au contraire même, selon les deux chercheurs, une bonne dose de bêtise semble apparemment nécessaire aux organisations du travail pour fonctionner efficacement : une remise en cause incessante des procédures, mais plus encore des fondements de l’organisation, tendrait effectivement à paralyser toute forme d’action. Rien ne permet néanmoins, selon ce modèle, de distinguer la part « saine » de bêtise, dont les organisations auraient besoin, de celle plus pathologique.
Pour mieux cerner la bêtise organisationnelle, je me suis appuyé sur la clinique du travail, et plus précisément la psychodynamique du travail – perspective de recherche multidisciplinaire issue de l’ergonomie (science de l’étude de l’activité et des conditions de travail), mais combinant aussi les apports de la psychanalyse, de la philosophie ou du droit. Il en ressort que celle-ci, contrairement à l’argumentation de Spicer et Alvesson, être tenue pour une réelle « pathologie organisationnelle ».
Reconnaître l’intelligence, remède à la bêtise ?
Selon une définition canonique, l’intelligence au travail consiste à combler l’écart entre le travail « prescrit », l’ensemble des procédures définies par l’organisation et le travail « réel », la tâche effectivement à accomplir et réalisée par le travailleur. Cette définition s’éloigne considérablement d’une approche purement « cognitive » de l’intelligence, c’est-à-dire comme une simple capacité de résolution de problèmes (sur le modèle algorithmique de l’ordinateur), car elle suppose de lier l’épanouissement de l’intelligence à des qualités à la fois morales et sociales. Dans cette mesure, la bêtise doit être alors perçue et interprétée comme un signe avant-coureur, et possiblement un symptôme, de ce que l’intelligence au travail a été inhibée, remplacée par le suivi de normes et prescriptions n’étant pas issues de délibérations collectives.
La position du manager en tant que tel en sort légèrement décentrée. La gestion est d’abord une pratique incarnée. Celle-ci fait référence à des normes de coopération et d’action qui impliquent des valeurs, des règles de convivialité, mais aussi des affects. Les managers jouent à cet égard un rôle crucial dans la dynamique de coopération en reconnaissant cette intelligence déployée au quotidien dans l’exécution du « travail réel ».
Encore faut-il insister que cette reconnaissance ne saurait se limiter à un encouragement occasionnel ou une vulgaire tape sur l’épaule en guise de remerciement. La réalité du travail tel qu’il est effectué au quotidien suppose d’apercevoir que d’autres logiques sont à l’œuvre que celles purement quantitatives de l’évaluation ou du contrôle. Il s’agit aussi d’être sensible à ces aspects plus « discrets » du travail.
Et les sciences de gestion dans tout cela ?
C’est ici que la recherche se positionne dans un rapport de complémentarité avec la pratique. La gestion s’est historiquement forgée, du moins dans les origines mythiques qu’elle veut bien se raconter, sur certains présupposés que l’on ramène souvent à la figure de l’ingénieur-manager. Frederick Taylor, avec son organisation « scientifique » du travail, en constituerait le paradigme. À travers ces normes purement abstraites, de nombreuses autres dimensions du travail et des organisations s’en trouvent pourtant écartées dont la responsabilité morale des individus.
D’autres approches en effet se proposent d’élargir notre compréhension des organisations, intégrant des dimensions esthétiques ou des enjeux affectifs. Cette extension ne concerne pas seulement des enjeux académiques ou purement scientifiques ; en effet, comment parler de santé (mentale) au travail, de coopération sur des enjeux complexes, sinon en approchant ces problèmes sous un angle réellement multidisciplinaire, promouvant non simplement l’addition des points de vue, mais une réelle collaboration entre disciplines ?
Il s’agirait là d’une autre forme de bêtise, plus proche d’un cloisonnement intellectuel, à laquelle la recherche n’échappe pas elle-même parfois, dans la mesure où, pour reprendre une expression de Flaubert, « la bêtise consiste à conclure ».