Adaptation, solidarité… Ces ressources insoupçonnées des entreprises révélées par la crise

Article de Thierry Picq, Professeur et Directeur de L’innovation – EM Lyon, avec Séverine Besson-Thura, fondatrice et présidente d’Act4 Talents, et Valérie Charrière-Villien, directrice générale, paru dans the Conversation le 12 novembre 2020. Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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La crise sanitaire que nous traversons bouscule la vie des organisations, grandes et petites, en remettant brutalement en cause des positionnements stratégiques établis, des modes d’organisation du travail et de relations dirigeants-managers-collaborateurs.

Pour tenter d’évaluer ces bouleversements, un collectif de professionnels de l’accompagnement humain, ACT4 Talents, a mené une étude qualitative basée sur 70 heures d’immersion auprès de 24 PME de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, entre avril et juillet 2020.

L’objectif est de comprendre l’impact de cette crise, mais également d’évaluer la capacité des équipes et des organisations à apprendre de cette situation, à ouvrir des espaces de conversation, à capitaliser et transmettre de nouvelles pratiques et à construire les bases d’un nouveau « design social » pour le futur.

5 enjeux d’un processus de dialogue réussi

La démarche a invité les personnes rencontrées à prendre un temps de recul et un peu de hauteur de vue sur l’enchaînement des événements et leurs conséquences. L’étude rapporte des paroles vibrantes d’un contexte exceptionnel et d’émotions exacerbées, qui sont synthétisées ici dans 5 enjeux partagés, illustrés par des regards croisés systématiques entre dirigeants, managers et collaborateurs.

1 – La durée et la complexité de la crise ont imposé une communication transparente et régulière à tous les échelons de l’entreprise pour informer au jour le jour des nouvelles mesures, rassurer les individus, maintenir la cohésion des équipes et l’efficacité organisationnelle.

Un dirigeant interviewé lors de l’étude en témoigne :

« On a ajouté une réunion quotidienne entre managers et équipes. C’est rapide et efficace. Pas de bla-bla. Toutes les 3 semaines, on a un point direct avec toute l’entreprise. On envoie de l’information en direct, sans le filtre managérial. Ce sont des échanges à 50 personnes. L’objectif est de montrer que le dirigeant est bien aux commandes et disponible pour toute question. Les managers ont remonté les bienfaits de ces réunions ressentis par les équipes ».

De nouvelles façons de tisser des liens pourront être pérennisées au service d’une cohésion renforcée en sortie de crise. Un collaborateur nous explique que :

« Le service des ressources humaines communique peu d’habitude et là, la communication a été très régulière par mail, quasiment en temps réel. On en avait besoin. Cela a permis à chacun de connaître les différentes mesures et de poser toutes les questions utiles par e-mail, auxquelles les réponses ont été apportées. La volonté de communiquer et le souci de transparence sont plus importants, c’est à garder ».

2 – Cette situation inédite d’état d’urgence sanitaire a propulsé chacun des échelons de l’entreprise en dehors de sa zone de confort. Les efforts déployés pour maintenir l’activité ou anticiper les besoins du marché ont généré pour nombre d’individus un surplus de travail et une charge mentale qu’il faudra « soigner » afin de recharger les batteries et être prêt pour une relance efficiente de l’activité.

Certains managers se sont retrouvés pris d’assaut par leurs collaborateurs, comme déclare l’un d’entre eux :

« J’ai eu énormément de sollicitations pendant les 4 premières semaines, bien plus qu’en temps normal. C’était à la limite du supportable ! J’arrivais à recevoir plus de 200 mails par jour, une quinzaine de coups de fil et du chat en continu. C’était intense, et surtout, ça commençait à 7h30 et ça finissait parfois à 1h du matin ».

Lorsque le rythme a été pris, les collaborateurs ont également pu mettre le ralentissement de l’activité à profit pour se pencher sur des missions secondaires ou récupérer le retard sur certains dossiers, comme en témoigne l’un d’eux :

« J’ai eu 15 jours de vide au début du confinement, je me suis retrouvée un peu désemparée, alors j’ai pris à bras le corps 2 gros dossiers qui traînaient depuis un moment et sur lesquels on a fait de grosses avancées : la politique de rémunération et le plan de formation ».

3 – Cette situation inédite a constitué pour les individus un révélateur de compétences insoupçonnées. Pour les dirigeants, cela a été l’occasion de redécouvrir leurs employés, comme nous l’explique l’un d’eux :

« Les managers et collaborateurs ont fait preuve d’une réactivité, autonomie et inventivité remarquables pour s’adapter et imaginer de nouvelles collaborations. Ils ont eu une liberté sans précédent car nous étions tous débordés et ont su l’utiliser de manière bénéfique. Notre confiance réciproque s’est renforcée. Tous ont fait un bond en montée de compétences organisationnelles et relationnelles ».

Des capacités nouvelles ont été développées, notamment relationnelles, sur lesquelles il convient d’investir pour construire la relance. Un collaborateur ayant participé à l’étude nous raconte comment il s’est adapté à la situation :

« J’ai développé la patience, le lâcher-prise, car c’est difficile de communiquer quand on n’est pas ensemble. Essayer de comprendre ce qu’on ne voit pas. Beaucoup d’écoute, un peu d’empathie, de la tolérance et de la compréhension par rapport à la situation de l’autre, penser que chacun fait de son mieux. La reformulation lorsque surgit un désaccord sur une décision technique. S’appeler si nécessaire ».

4 – Cette crise a activé une fierté forte et unanime d’avoir contribué individuellement et collectivement à « tenir la maison » et préservé l’activité au maximum de ce qui était possible. C’est le cas d’un manager qui s’est confié sur son expérience :

« Je suis fière de mon équipe en première ligne et je suis fière de mon cabinet et de ce qu’il a mis en place. Parce que tous ensemble, on est arrivés à faire face et apporter un service de qualité à nos clients face à cette crise sanitaire. Plus rien ne va me faire peur. Passé cette crise, on peut tout envisager. Et les difficultés vont être perçues autrement. Ça va nous permettre de relativiser sur les choses et les situations ».

Une mobilisation à travers laquelle chacun a pu vivre une explosion de sens qui renforce le sentiment d’appartenance et qu’il faudra s’employer à entretenir, quelles que soient les conditions de reprise de l’activité. Pour l’un des dirigeants ayant participé à l’étude, cette expérience aura été enrichissante :

« Des collaborateurs qui disent qu’ils ont bien vécu la période, qui gardent un bon souvenir professionnel et heureux de retrouver les gens avec lesquels ils travaillent car l’environnement est resté serein avant, pendant et après. Ça a été une année difficile mais qui m’a beaucoup apporté ».

5 – La distanciation sociale a conduit la relation client à se réinventer, avec l’émergence de nouveaux liens empreints de plus d’humanité, comme nous confie un employé :

« C’était touchant de voir nos clients désireux de s’adapter aussi à nos nouvelles pratiques et contraintes : accès aux données, changement de rythmes des équipes… Tous ont été flexibles et à l’écoute, avec certains les relations se sont renforcées ».

Ces liens « augmentés » ont pu se déployer à partir de nouveaux outils numériques dans un objectif d’efficacité et de maîtrise du bilan carbone pour l’entreprise à plus long terme.

Un manager rencontré lors de l’étude nous explique son expérience :

« Je pense que certains de nos clients vont acter le fait de pouvoir échanger par vidéo. Ils ont trouvé la réactivité qu’ils attendent souvent, c’est-à-dire de raccourcir les délais. D’une part, on gagne du temps et d’autre part, on est vertueux au niveau de l’environnement. On a vu les bienfaits du confinement. Je pense que ça aussi ça va avoir un impact sur le fonctionnement avec nos clients ».

Les incertitudes sont porteuses d’opportunités

Tout d’abord, l’étude et ses restitutions ont mis en évidence la nécessité et l’intérêt de consacrer du temps à faire exprimer les ressentis (positifs et négatifs), capitaliser les expériences, partager des pratiques et entraîner les entreprises dans une démarche d’apprentissage individuel, collectif et organisationnel. Les 5 enjeux cités précédemment fournissent des points d’appui et la base de départ à ce processus de dialogue et de réflexivité que peu d’entreprises ont pris le temps de faire ou qu’elles ne savent pas comment mener !

Ensuite, dans un contexte général de communication centrée sur les dangers et la peur, cette étude met particulièrement l’accent sur des éléments positifs et ressources insoupçonnées qui ont émergé pendant la crise : capacités nouvelles qui se sont révélées, fierté et renforcement du sentiment d’appartenance, comportements de solidarité et attention portée à la santé des collaborateurs, capacité d’adaptation et d’innovation…

Les incertitudes sont trop souvent vues comme des sources de risques, dangers et contraintes subies. Le témoignage des acteurs de terrain nous rappelle que les incertitudes sont également porteuses d’opportunités, de mobilisation retrouvée et d’innovation, si l’on veut bien voir le monde avec de nouvelles lunettes et développer une « pensée latérale » pour comprendre et agir différemment.

La perspective d’un nouveau design social s’installe pour les entreprises qui sauront passer d’un apprentissage sous contrainte à une innovation managériale pérenne et co-construite qui engage et motive l’ensemble des collaborateurs.

 

 

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