Qu'avons nous appris ? Repères pour l'action

Au début de ce texte, nous nous interrogions sur la façon dont le travail en R&D répondait aux exigences d’agilité et sur les difficultés que rencontraient les entreprises pour répondre à ces exigences.

L’analyse des productions de recherche sur le thème de l’agilité a mis en évidence que les « pratiques agiles » sont déjà bien repérées ; pour autant, leur spécificité en R&D est relativement peu prise en compte et la mise en œuvre de ces pratiques y est peu traitée. Nous nous sommes donc efforcés de combler cette lacune par nos observations. Mais, au-delà du simple repérage des pratiques d’entreprises et des écueils à leur mise en œuvre, qui relèvent de la simple description, l’étude porte deux enseignements : le premier met l’accent sur le caractère global de l’agilité, le second soulève la question des paradoxes auxquels sont soumises les entreprises qui s’engagent dans cette voie.

 

La nécessité d’arrangements cohérents entre les pratiques

L’analyse des réalisations d’entreprises montre que l’agilité des organisations de R&D réside moins dans l’adoption de telleou telle pratique que dans la façon dont celles-ci sont assemblées dans une cohérence d’ensemble. Les quatre dimensions des pratiques sont interdépendantes. Il nous semble tout de même ressortir que la première dimension, celle qui porte sur les pratiques orientées vers la maîtrise du changement est déterminante, qu’elle constitue en quelque sorte la clé de voûte de l’agilité, en particulier le premier item qui porte sur la clarté de la vision stratégique et de son partage.

Ce point a souvent été soulevé, soit comme l’ingrédient principal du changement, soit comme une source de difficulté, en raison surtout de la difficulté à organiser le partage de cette vision à tous les niveaux de l’organisation. Cette dernière observation, met en exergue la nécessité d’articuler étroitement agilité stratégique et gestion des ressources humaines.

 

 

Le caractère profondément paradoxal de l’agilité

L’agilité se présente comme une terre de paradoxes compte tenu des exigences, apparemment contradictoires, qu’elle renferme et qui recouvrent différentes tensions :

Une tension sur les horizons temporels

L’agilité implique la résolution des tensions profondes bien connues entre le passé et l’avenir, entre la valeur des plansantérieurs et la valeur des informations en temps réel ou des imaginations futures.

Cette tension temporelle – comment s’inscrire dans la durée, maintenir la continuité, tout en effectuant des changements rapides – représente une question fonda- mentale pour l’agilité stratégique. Cependant, une condition pour gérer cette tension concerne l’appropriation des acteurs de la vision stratégique de l’organisation et donc un travail préalable de traduction de la part du top management.

 

Une tension sur les choix structurels

Même si la plupart des entreprises de l’étude ont des formes d’organisation « hybrides », avec des membres « en dehors» ou « au-delà » de la hiérarchie, un grand nombre de ces équipes et projets sont organisés selon des principes orthodoxes, c’est-à-dire de manière fonctionnelle et hiérarchique, à l’intérieur des frontières de l’entreprise.

Au-delà de l’exigence d’accélération et d’agilité pour innover, les entreprises ana- lysées donnent le sentiment que pour elles, le comportement des hommes est une variable clé : la capacité d’innovation est souvent liée aux rôles que s’autorisent les individus dans les organisations quelles que soient leurs fonctions et aux marges de manœuvre que les organisations leur autorisent : transversalité, aptitude à la prise de risque, à la transgression, au lâcher prise. Cette prise de conscience est révélatrice d’un besoin de formes de travail plus transversales tant à l’intérieur des entreprises qu’avec leur écosystème : un système d’innovation collaboratif. La notion de rôles tend à se substituer à celle de fonctions pour permettre flexibilité et recouvrement des activités pour développer des pratiques nouvelles en innovation et permettre aux organisations de se renouveler rapidement. Soutenir les collaborateurs et les responsabiliser permet d’encourager les initiatives internes. L’organisation étant interdépendante, c’est à travers la collaboration que l’on peut être plus agile et performant en innovation.

L’important est de communiquer autour des « expériences », des « explorations » ; au-delà du résultat, l’idée est de montrer aux équipes comment travailler autrement. En visant une transformation complète de la culture d’innovation.

Des structures nouvelles apparaissent qui font écho à des mouvements bien repérés de tendances à l’œuvre sur l’espace et l’organisation, plus précisément à la mise en place d’espaces isolés où certaines activités de R&D ont lieu dans un espace spécifique. Les études menées sur ce type de lieu, concluent que l’isolement d’un espace spécifique permet de s’affranchir d’influences telles que les pouvoirs hégémoniques. Ces espaces isolés offrent ainsi aux acteurs une certaine liberté par rapport aux normes et structures établies, permettent aux individus d’agir et d’interagir différemment, créent un environnement qui favorise la réflexion et l’apprentissage.

 

Une tension sur la prise de risques

L’innovation, on le sait, ne va pas sans risque. Comment s’y confronter ? Gérer l’in- novation tout en maîtrisant les risques induits est un enjeu stratégique pour l’entreprise. Or, les risques sont multiples qui concernent aussi bien le contexte interne (engage- ment des salariés, retour sur investissements, capacité de production, etc.) que l’environnement externe (versatilité des marchés, concurrence, fiabilité des partenaires, etc.). Ces risques ne peuvent pas toujours faire l’objet d’évaluations financières, même approximatives et laissent les décideurs perplexes : comment évaluer le risque de l’acceptation d’une part detransgression positive dans les comportements des salariés ? (Et, inversement, comment évaluer le risque d’une hyper-conformité des comportements ?) Jusqu’où externaliser un risque ?

 

Quelques repères pour l’action

Il nous semble que l’étude que nous avons conduite pourrait aider les entreprises à mieux analyser leur souhait d’introduire plus d’agilité dans leurs activités de R&D en se tenant à l’écart de toute pensée incantatoire ou conformité à effet de mode, si fréquente en management des organisations. Comment ? En tentant de traiter leur objectif d’agilité dans les activités de conception comme un processus de changement.

Les objectifs qui guident les entreprises dans leur désir d’introduire plus d’agilité en R&D ont en commun, au moins dans les quatre entreprises étudiées, de souhaiter mettre en place un processus de développement de « valeur additionnelle » à leur activité de conception. Si l’agilité peut s’appuyer sur des outils, largement disponibles sur le marché, elle est avant tout unemanière de penser la stratégie de R&D.

Les cas étudiés nous ont montré que devenir une organisation R&D agile demande tout à la fois, un travail de fond sur la culture de l’entreprise, un niveau de sponsoring   au plus haut niveau de l’entreprise, une attention particulière au mode defonctionnement des fonctions d’interface et un processus de changement conçu non pas comme un processus délibéré qui se déroule de manière descendante mais comme un processus d’apprentissage avec ses itérations, ses échanges et ses remises en cause régulières pour progresser.

Dès lors, nous proposons de penser l’introduction de l’agilité en R&D comme un projet de changement stratégique qui est fonction de la contingence de l’entreprise.

La grille d’analyse que nous présentons ci-dessous, inspirée du guide d’entretien que nous avons mobilisé dans cette étude, peut utilement contribuer à aider les décideurs à orienter leur projet en regardant successivement les quatre dimensions clés d’un projet de changement stratégique que sont son contenu – ce que l’on veut changer- son contexte interne et externe- la contingence dans lequel le projet d’agilité est introduit- son processus- comment le projet est introduit- et enfin l’évaluation régulière du processus et de ses effets.

 

Grille d’analyse de l’introduction d’un projet d’agilité en R&D

 

1/ La nature du projet d’agilité : sens et raison d’être du changement
  • Dans mon entreprise, au-delà des exigences de modernité, quel est le besoin réel d’agilité pour la R&D ? Quel est le problème à résoudre ?
  • Le dimensionnement du projet est-il cohérent avec les enjeux et la formulation de la R&D (orientation produits/usages, priorités court terme/besoins futurs ? internalisation/externalisation de l’agilité) ?
  • Le projet d’agilité est-il compatible avec la culture interne du risque ?
  • Les processus d’action couvrent-ils l’ensemble des dimensions sur lesquelles il conviendrait d’agir : l’écosystème de l’entreprise, l’entre- prise elle-même, les individus ?

 

2/ Le contexte du projet : organisation et représentations
  • Quelles sont les pratiques actuelles de mon entreprise en matière d’agilité ?
  • Quelles sont les perceptions actuelles de ces pratiques dans l’entre- prise ? sont-elles considérées comme une menace ou une opportunité ?
  • Les modes de fonctionnement actuels semblent-ils adaptés à une prise de décision et à la mise en place d’actions rapides ?
  • Quelle place occupent dans les dispositifs de management la responsabilisation, l’autonomie et la prise d’initiative ?
  • Quelle place occupe la coopération avec les fournisseurs, les clients, en matière de coopération ?
  • Quelle place occupent les dispositifs de coopération cross fonctions ?
  • Que peut-on en conclure en termes de stratégie de changement, notamment quant aux « points durs » sur lesquels s’appuyer ?
  • Le changement organisationnel est-il véritablement de nature à induire des changements individuels ? Si oui, selon quels processus ces changements de comportements pourraient être effectifs ?

 

3/ Le processus d’introduction du projet : démarche, dispositif et outils
  • Quelle stratégie retenir pour développer l’agilité ?
  • Pilote vs une diversité d’expérimentations ?
  • Changement rapide de type big bang vs transformation culturelle de longue durée ?
  • Plusieurs en parallèle ?
  • Un dispositif de pilotage du projet qui prend en compte les différents intérêts en présence a-t-il été prévu ?
  • Quel accompagnement du management est prévu ?
  • Quel dispositif d’information – communication, de régulation, de bilan et d’itérations pour développer un processus d’apprentissage, est prévu avec les acteurs ?

 

4/ L’évaluation du processus et les facteurs clés de succès
  • Comment sont observés les effets, prévisibles ou non, du projet sur la situation et les diverses parties prenantes ? Comment peut-on s’y prendre pour mieux évaluer les effets supposés du projet ?
  • Quels sont les principaux points à surveiller pour que le processus envisagé aboutisse au changement escompté ? Quels sont les facteurs clés de succès du projet ?
  • Quel est mon pronostic sur la réussite du projet d’introduction de
  • L’agilité et la réalité du changement qu’il induit ou introduit ?

 

Conclusion

Le thème de l’agilité est apparemment rebattu, mais sa portée pour la R&D n’est pas toujours clairement perçue. Les écrits académiques sur le sujet sont peu nombreux et la plupart ne s’intéressent pas aux pratiques réelles. Pour gagner en compréhension, il nous fallait donc passer par une enquête de terrain. Nous avons opté pour une approche intensive, fondée sur quatre cas, plutôt qu’un survol d’un nombre plus élevé d’entreprises dont nous aurions probablement peu appris. La contrepartie est évidemment la limite de la généralisation. Cela nous suffit toutefois pour constater que l’agilité a un caractère contingent. Pour ne prendre que ce point de comparaison, la taille de très grandes entreprises comme AeroIndustry et Constructor exacerbe la tension entre rationalisation et agilité et les rend structurellement plus difficiles à manœuvrer que des organisations comme A-Part ou Hydropalax. Au-delà de ce constat d’évidence, on peut se dire aussi qu’en raison de leur environnement et de leur stratégie, toutes les entreprises n’ont pas besoin du même niveau d’agilité, ni la possibilité d’agir sur les mêmes leviers. C’est donc à chacune de conduire son questionnement et de trouver des réponses qui lui soient adaptées.

Nous espérons toutefois que les expériences rapportées dans cette étude ainsi que les éléments de bibliographie nourriront des réflexions fécondes. La grille d’analyse proposée peut aussi constituer un outil de travail collectif permettant à une entreprise de faire le point sur ses propres pratiques et de l’aider à envisager des pistes de progrès.

 

 

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[1] Il s’agit de publications dont les auteurs sont cités dans le corps du texte.

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