Le cadre

Depuis son émergence au début des années 1990, l’agilité organisationnelle, concept aux multiples facettes, est devenue synonyme de flexibilité, de fluidité, de mouvement, de légèreté, de réactivité et de liberté. La littérature académique portée par les pionniers Rick Dove, Steven Goldman et Kenneith Preiss[1], la présente comme la nouvelle source de création de valeur, le nouveau sésame pour se débattre et exister dans un environnement volatile, incertain, complexe et ambiguë (le fameux « Vuca world »[2]), que ce soit en ce qui concerne les individus, les équipes ou les entreprises dans leur ensemble. Ainsi, les organisations doivent devenir agiles, tout comme les projets et les modalités d’accompagnement de ces transformations. Des auteurs comme Pasmore et Shea, appellent les leaders à développer leur propre agilité pour que les organisations qui les emploient, deviennent à leur tour, agiles.

Ces exhortations pourraient incliner à penser qu’il s’agit là d’un effet de mode. Pourtant, au moment où nous écrivons ces lignes, la situation de crise sanitaire liée au Covid 19 suffit à montrer, s’il en était besoin que l’agilité est autre chose qu’un slogan,mais bien le moyen de faire face aux déséquilibres posés par les vicissitudes de toutes sortes. L’agilité est souvent associée à l’accélération, qui s’inscrit dans un mouvement plus général qui touche la société dans son ensemble : elle est, selon le sociologue allemand Hartmut Rosa, l’expérience majeure de la modernité. Le culte de l’urgence, et son corollaire l’impatience, gagnent toutes les parties prenantes de l’entreprise. « Tout de suite et plus vite » s’inscrit au blason des entreprises et soumet tout un chacun au culte de l’urgence.

La R&D ne fait pas exception à ce mouvement d’ensemble. Elle a connu de profonds changements ces dernières années. Au cœur de ces transformations, l’agilité est apparue aux dirigeants comme une nécessité impérieuse. Elle est particulièrementjustifiée par une demande d’innovation plus pressante du marché et se nourrit de la rapidité, réelle ou supposée, des réponses des concurrents. L’agilité organisationnelle, qui reflète la capacité d’une entreprise à sentir et à répondre aux changements du marché, a été largement considérée comme la capacité clé permettant d’ajuster rapidement et de manière appropriée les activités d’innovation de produits pour saisir les opportunités émergentes. Cette agilité rend les entreprises sensibles aux informations de marché opportunes et précieuses pour la prise de décision concernant l’innovation de produit. Elle facilite également l’exécution efficace des nouveaux plans d’innovation.

Mais si les pratiques s’appuyant sur le concept d’agilité présentent des avantages évidents, son impact réel sur l’innovation et la performance des équipes de R&D est un sujet mal connu et en partie polémique. Certains, doutant même de la pertinence du concept d’agilité organisationnelle, affirment comme Roy Wendler que seuls les employés, et non l’organisation, peuvent êtreagiles.

Sans négliger l’intérêt de ces débats, le but de notre étude est, plus modestement, de voir en quoi le travail en R&D répond aux exigences d’agilité et de comprendre quelles sont les pratiques de gestion répondant à ces exigences, les difficultés dans la mise en place et d’esquisser des pistes d’action pour la pratique.

 

[1] Pour rendre la lecture plus fluide, nous avons reporté les publications de ces auteurs, ainsi que ceux que nous citons ensuite dans les références à la fin de l’étude.

[2] Expression utilisée dès la fin des années 1970 par les dirigeants d’une école militaire de l’armée de terre des USA (Army War College) pour décrire la façon dont ils envisagent le contexte dans lequel opèrent les USA après la guerre froide. Elle a été introduite dans le vocabulaire des affaires au début des années 2000.

Une littérature foisonnante et des questions en suspens

Une nouvelle panacée ?

Depuis l’ouvrage séminal de Goldman, Agile competitors and virtual organizations: strategies for enriching the customer, l’agilité est à l’origine d’une littérature foisonnante. Le concept lui-même demeure polysémique et, en guise de définition, il fait le plus souvent référence aux enjeux auxquels les entreprises veulent répondre ou encore aux bénéfices qu’elles peuvent en escompter, plutôt qu’à des caractéristiques clairement identifiables.

Pour de nombreux auteurs, l’agilité est une question de réactivité à l’instabilité et à l’imprévisibilité des marchés. D’autres soulignent les avantages de l’agilité qui la font apparaître comme une nouvelle panacée. Ainsi pour Rigby et ses collègues :

  • Elle augmente la productivité des équipes et la satisfaction des employés
  • Elle réduit le gaspillage inhérent aux réunions redondantes, à la planification répétitive, à la documentation excessive, aux défauts de qualité et aux caractéristiques des produits de faible valeur
  • Elle améliore l’engagement et la satisfaction des clients, par la mise sur le marché rapide des produits et des fonctionnalités les plus attendues
  • Elle élargit l’expérience organisationnelle en instaurant une relation de confiance et un respect mutuels
  • Elle permet aux cadres supérieurs de se consacrer plus pleinement à un travail de plus grande valeur …

Un périmètre large, dans une vision intégratrice : en quête d’un modèle ?

Mais que recouvre au juste l’agilité organisationnelle ? Goldman, Nagel et Preiss, ont mis l’accent sur quatre caractéristiques : la nécessité d’apporter de la valeur aux clients, d’être prêt à changer, de valoriser les connaissances et les compétences humaines, enfin d’établir des partenariats virtuels.

Comment réunir ces dimensions dans une vision cohérente ? La plupart des chercheurs proposent la perspective des processus de renforcement des capacités comme cadre théorique pour analyser le développement de l’agilité. Cette perspective considère l’agilité organisationnelle comme une capacité d’ordre supérieur qui nécessite le soutien de capacités fondamentales. Cette capacité s’exprime au travers un ensemble d’éléments en interaction.

Dans cet esprit, Dyer et Shafer ont proposé un modèle théorique de l’agilité organisationnelle (voir schéma) Au centre se trouve le noyau interne, supposé relativement stable, composé d’une vision partagée, de valeurs communes et de critères de performance communs. Autour de ce noyau gravite un cadre en mouvement, composé de quatre éléments reconfigurables : la structure, la technologie, les processus et les personnes.

Figure 1. Schéma adapté de Dyer et Shafer

Le modèle de Dyer et Shafer qui constitue un point de départ a suscité des approfondissements pour le rendre plus actionnable. Zitkiene et Deksnys se sont engagés dans une mise en ordre de la littérature proposant de combiner différentes approches et angles de l’agilité organisationnelle pour obtenir un modèle conceptuel plus cohérent et plus global applicable à diverses industries. Ce modèle conceptuel articule des déterminants de l’agilité (les forces qui poussent une organisation à devenir agile), des leviers (les entités sur lesquelles s’appuie le changement), des capacités à s’adapter aux changements nécessaires et des pratiques (ce que l’entreprise fait pour être agile). C’est ce dernier volet, celui des pratiques agiles, qui a retenu notre attention.

En 2011, s’appuyant sur une vaste revue de la littérature ainsi qu’une étude qualitative menée auprès de vingt-deux cadres dirigeants d’entreprises françaises, Audrey Charbonnier-Voirin propose une échelle de mesure des principales pratiques que les organisations agiles utilisent dans leurs opérations quotidiennes pour atteindre l’agilité. Elle distingue quatre groupes de pratiques :

  1. Des pratiques orientées vers la maîtrise du changement (pratiques visant à développer les capacités de réponse et d’action de l’organisation au changement)
  2. Des pratiques de valorisation des ressources humaines (pratiques d’empowerment et d’accroissement de la participation au processus décisionnel des collaborateurs, outils visant le développement des compétences et l’encouragement à la créativité)
  3. Des pratiques de coopération interne et externe (pratiques destinées à favoriser la coopération interne et à favoriser les partenariats)
  4. Des pratiques de création de valeur pour les clients (pratiques ayant pour but la connaissance des attentes des clients et l’introduction d’innovations dans les offres proposées)

On retrouve dans ces pratiques l’essentiel de l’esprit originel du Manifeste Agile qui a été à l’origine d’une bifurcation dans la conduite de projets informatiques. La finalité, dans ce domaine comme pour d’autres, étant de tenir les budgets, les échéances, tout en étant capable de s’adapter et d’intégrer les changements qui ne manquent pas de surgir tout au long des projets. Cette perspective conduit à mettre l’accent sur les individus et les interactions (par rapport aux processus et aux outils), à souligner l’importance de la collaboration avec les clients ainsi que la réactivité au changement.

 

L’agilité en R&D

Comment l’agilité se traduit-elle en pratique dans les contextes de la R&D ? Si de nombreux travaux existent en matière de stratégie, de fabrication, d’informatique, de marketing, etc., les publications sont moins nombreuses pour les activités de conception. Les études s’y concentrent le plus souvent sur un seul niveau d’agilité (stratégique, opérationnel ou individuel). Cependant, certaines contributions méritent d’être évoquées.

 

Des avantages stratégiques

Dans le contexte de l’innovation de produit, l’agilité organisationnelle génère des avantages pour les entreprises en termes de détection et de réponse aux changements du marché. Plus précisément :

  • Les entreprises agiles disposent d’une solide base de connaissances du marché et sont conscientes de la tendance actuelle du marché.
  • Les entreprises prospèrent et s’améliorent lorsque les réflexions créatives sur l’innovation de produit sont alignées sur les changements actuels du marché.
  • L’agilité aide les entreprises à ajuster rapidement leurs opérations internes pour mener des actions basées sur les changements du marché.
  • Grâce à cette capacité, les entreprises adaptent efficacement leurs processus d’innovation de produits pour créer et commercialiser de nouveaux produits afin de répondre aux perturbations ou aux demandes spécifiques du marché

Bien que les avantages exposés soient évidents, on observe que les entreprises ne sont pas encore suffisamment agiles face aux changements du marché. En particulier, l’étude de l’agilité reste rare dans la littérature sur l’innovation de produits. Peu d’études intègrent les différentes dimensions de l’agilité et les spécificités de la R&D. Certaines pratiques sont bien décrites mais les problèmes de mise en œuvre ne sont pas clairement identifiés. Elles portent le plus souvent sur des leviers spécifiques et l’accent est souvent porté sur les outils.

 

Les apports (et limites) des technologies numériques

Cai, Liu, Huang, et Liang relèvent que la capacité de gestion des connaissances joue un rôle important dans la relation entre la capacité informatique et l’agilité organisationnelle. Ils ont étudié comment exploiter les capacités des technologies de l’information pour renforcer l’agilité organisationnelle dans le contexte de l’innovation de produits. Selon ces auteurs les technologies de l’information peuvent être associées à l’agilité selon deux approches. D’une part, elles contribuent à l’agilité par la fourniture d’un soutien technique fondamental pour le déploiement efficace des ressources de connaissances. D’autre part, la capacité informatique est également précieuse pour améliorer directement l’agilité en créant des options numériques.

Malgré les mérites mentionnés ci-dessus, la capacité informatique a aussi été soupçonnée d’être le déclencheur de rigidité et d’obstacles inattendus à l’agilité. Par exemple, Seo et La Paz ont montré que, bien que la capacité informatique puisse améliorer la capacité de traitement de l’information d’une entreprise, elle peut aussi entraîner une surcharge d’informations pour les décideurs, ce qui se traduit par l’incapacité des entreprises à réagir en temps voulu. Pour expliquer l’ambivalence des effets des technologies de l’information sur l’agilité organisationnelle Lu et Ramamurthy ont conceptualisé deux dimensions de l’agilité en fonction de l’innovation produit :

  • L’agilité de capitalisation du marché reflète la capacité à tirer profit des changements du marché et se concentre sur la planification initiale de l’innovation de produit pour cibler efficacement les préférences des clients.
  • L’agilité d’ajustement opérationnel fait référence à la capacité de faire face aux changements du marché physiquement et rapidement avec les processus internes, et concerne l’exécution d’un plan d’innovation de produit pour matérialiser la conception de nouveaux produits.

D’autres recherches ont un spectre beaucoup plus large, moins centrés sur les moyens techniques, mais plutôt sur les processus d’innovation eux-mêmes dans leurs composantes managériales et sociales.

 

La dimension processuelle

Sous un angle processuel, Frishammar, Lichtenthaler et Richtnér, se sont intéressés aux premières phases de développement de nouveaux produits, comme point de départ pour en savoir plus sur les définitions de processus. Pour les auteurs, ces aspects sont peu étudiés malgré le potentiel de gains d’efficacité qu’elles permettent. Dans une étude longitudinale de quatre cas de grandes entreprises, ils révèlent que les entreprises procèdent par des démarches itératives d’essais et d’erreurs, dans lesquels les expériences, l’analyse de l’environnement et la planification des activités constituent des méthodes clés pour la réduction des incertitudes liées au développement.

Mais comment devenir agile, rompre avec des processus bien rôdés, sans s’engager sur la voie de l’indiscipline source de perturbations et de problèmes ? Cette question occasionne de vifs débats dans la communauté du développement des produits. D’un côté, il y a ceux qui favorisent des méthodes relativement formelles, scandées par des étapes pour limiter la prise de risque. De l’autre, ceux qui préfèrent se libérer des contraintes de la formalisation pour opérer plus rapidement et avec plus de souplesse, mais sans filet de sécurité. Boehm et Turner ont recherché des méthodologies de développement de produits qui visent à un équilibre entre l’agilité et la discipline. Les auteurs fournissent des solutions intermédiaires qui exploitent les points forts des deux approches. Leur ouvrage, plus particulièrement destiné à la communauté du développement de logiciels, a une portée plus étendue.

L’agilité comporte son lot de perturbations qui conduisent l’entreprise à remettre en cause certaines de ses routines. Sortir de ses modes de fonctionnement les plus habituels paraît cependant une exigence incontournable. Dans une étude testant empiriquement le rôle des variables liées à la capacité de résilience organisationnelle sur la capacité d’innovation et la performance des produits des entreprises, Akgün et Keskin notent que l’« agilité contre-intuitive » (counter-intuitive agility), ou capacité à adopter des réponses différentes de celles fournies par le répertoire d’habitudes organisationnelles, contribue fortement à la résilience organisationnelle qui, elle-même, influence favorablement la capacité d’innovation et à la performance des produits des entreprises. Ces observations mettent en exergue l’importance de la dimension humaine.

 

La dimension humaine

Kach, Azadegan et Dooley ont étudié le développement de projets aéronautiques fortement innovants dans des délais très serrés. Trois facteurs semblent avoir un impact central sur le succès de tels projets :

  • Le rôle joué par le leader : un leadership visionnaire (déterminé, fondé sur l’implication des dirigeants) permet une meilleure orientation en favorisant une compréhension plus claire du projet
  • La dynamique du projet : les innovations de rupture lorsqu’elles sont soumises à la pression du temps obtiendront un plus grand succès lorsque la dynamique du projet est forte, ce qui signifie l’engagement des membres, les contraintes de temps, les perspectives optimistes, et les capacités de décision des dirigeants
  • La collaboration au sein de l’équipe, facilitée par un objectif commun, la confiance entre les membres, l’environnement de travail créatif et le caractère exceptionnel du projet.

 

De façon convergente, Thamhain relève que plus que tout autre processus, le travail d’équipe affecte l’innovation et la performance organisationnelle. Les données de son étude suggèrent en outre que de nombreuses variables de performance se situent en dehors de l’organisation de R&D. Par exemple le style de leadership, tant au niveau de l’équipe de R&D qu’à celui de la direction, a un impact significatif sur la créativité qui, en fin de compte, affecte les performances de la R&D.

L’accent sur la collaboration au sein des équipes R&D, en interne, mais aussi en externe, est également soulignée par Blomqvist, Hara., Koivuniemi et Äijö, dans l’étude d’une entreprise du secteur des télécommunications. Pour ces auteurs, la collaboration constitue une méta-capacité d’innovation. Dans une approche qu’ils qualifient de « gestion de la R&D en réseau », Ils mettent l’accent sur les réseaux de collaboration internes et externes. Ils considèrent ces réseaux comme essentiels pour les entreprises opérant dans un environnement commercial dynamique.

 

Ces travaux lèvent un coin du voile. Cependant, bien des questions fondamentales demeurent posées. Deux d’entre elles retiendront notre attention dans le cadre de ce cahier :

Quelles sont les pratiques effectivement mises en œuvre ?

Quels obstacles et défis soulèvent-elles ?

 

Pour répondre à ces questions, nous avons privilégié une enquête de terrain et une méthodologie de recherche qualitative fondée sur l’étude de 4 cas d’entreprise, pour une analyse approfondie et une compréhension de l’agilité dans les contextes de R&D, des pratiques mises en œuvre et des problèmes de mise en œuvre.

Le travail de terrain a été effectué d’avril 2019 à janvier 2020, sous la forme d’entretiens semi-structurés approfondis, d’une durée comprise entre 45 min et 1h15, et conduits au sein de chaque entreprise auprès de cadres et membres d’équipe appartenant à des unités de R&D (scientifiques, ingénieurs, experts techniques, responsables de programme). Au total, 40 personnes ont été rencontrées en entretiens individuels ou en focus groups. Les entretiens ont été enregistrés et transcrits. Les transcriptions ont ensuite été codées à l’aide du logiciel Nvivo 10 et analysées par chaque chercheur séparément et discutées conjointement.