Innovation de rupture : Quelles conditions pour un véritable impact ?

Article de Philippe Silberzahn, professeur de stratégie à emlyon business school et intervenant à HEC Paris et au CEDEP (Fontainebleau), paru le 18 mars 2024 sur son blog Survivre et prospérer dans un monde incertain :  Lire l’article original en allant sur le Blog de Philippe Silberzahn

 

Sinon, retrouver directement son article ci-dessous :

 

Près de trente ans après les travaux pionniers du chercheur Clayton Christensen, l’innovation de rupture continue de représenter un défi majeur pour les organisations. Comment ne pas rater une rupture? Comment au contraire en tirer parti? Derrière ces questions se pose celle de l’impact et du passage à l’échelle, tant il est vrai que si tout le monde expérimente ici ou là avec des ruptures, bien peu sont capables d’aller au-delà. Pour éviter les écueils, il faut d’abord bien en comprendre la nature.

J’étais invité à une table ronde sur l’innovation de rupture au récent Paris Defense Strategy Forum. Dans un contexte de très forte aggravation des tensions et d’une évocation de plus en plus explicite de la possibilité de conflit dans un proche avenir, l’enjeu de la mobilisation de technologies pour obtenir un avantage militaire devient central. D’où la question qui est revenue plusieurs fois dans la table ronde: comment non pas juste mettre au point des innovations de ruptures mais bien pouvoir les passer à l’échelle?

À bien des égards, toutefois, la question du passage à l’échelle d’une innovation de rupture repose sur un modèle erroné: il y aurait la phase de l’invention (chef! chef! regardez, une innovation de rupture), puis la phase d’expérimentation (ça marche!) et enfin la phase de mise à l’échelle (tout le monde l’utilise). Mais ce n’est pas du tout comme ça que ça se passe.

Il faut en effet rappeler qu’une innovation de rupture… ça n’existe pas en soi. Une rupture consiste en de nouvelles pratiques au sens le plus large. Ce qui détermine la rupture d’une technologie, par exemple, c’est la façon dont on l’utilise. Pour prendre un exemple historique, en 1940 les Français utilisent le char d’assaut principalement en soutien de l’infanterie, tandis que les Allemands constituent des unités spéciales et bâtissent une nouvelle stratégie à partir de ces unités. L’utilisation du char par les Français est une continuité de leur modèle organisationnel existant, tandis que celle des Allemands constitue une rupture car elle invente un modèle nouveau.

On voit avec cet exemple que la technologie en elle-même n’est pas une rupture. Vous pouvez disposer de la meilleure technologie et en neutraliser presque totalement le potentiel disruptif en l’utilisant en continuité avec votre modèle existant. Au contraire, un modèle nouveau pourra décupler l’impact d’une technologie donnée, même banale ou ancienne. C’est donc le modèle qui compte, pas la techno. Dit autrement, le véritable facteur d’impact est le modèle organisationnel inventé pour la technologie, plutôt que la technologie elle-même.

Cela montre également que si bien-sûr l’investissement dans de nouvelles technologies est très important, parce qu’il constitue une condition nécessaire à de futures ruptures, il n’est pas du tout suffisant pour gagner. Kodak était le pionnier de la photo numérique, créant le premier appareil numérique dès 1975 et lançant le premier appareil commercial en 1991, et a pourtant perdu la guerre face aux autres acteurs de la photo. Kodak est terrassé par la révolution numérique après en avoir été le leader et le pionnier sur le plan technique, sans avoir été capable de changer son modèle d’affaires pour en tirer parti. Autrement dit, ceux qui gagnent ne sont pas ceux qui ont la meilleure R&D.

Cela montre aussi que les ruptures peuvent s’obtenir sans aucune nouvelle technologie. L’utilisation de l’ultrason dans le domaine médical avec l’échographie à partir des années 50 a eu un impact révolutionnaire sur la santé humaine, mais il repose sur une découverte scientifique faite dans le cadre de la guerre anti-sous-marine… en 1911. La technologie était disponible depuis 40 avant que l’idée d’une utilisation nouvelle ne fasse jour grâce à l’initiative d’un médecin et d’un électronicien imaginatifs.

C’est donc bien une question d’état d’esprit. L’innovation de rupture n’est pas une invention, un éclair de génie, une prouesse technique. L’innovation de rupture est d’abord un regard nouveau sur quelque chose que plus personne ne regarde. C’est une remise en question d’un modèle mental évident pour tous et l’idée d’un modèle alternatif. « Tiens, on pourrait voir cela autrement. » La clé de l’innovation de rupture réside donc dans la posture de questionnement des modèles mentaux, dans la capacité d’étonnement et de scepticisme face aux fausses évidences, et non dans une excellente technique.

Trois implications concrètes

Quelles sont les implications au niveau d’une organisation qui souhaite développer des innovations de rupture qui ait un véritable impact? J’en vois trois: La première est qu’il faut penser usages et pas technologie. Beaucoup d’impact de rupture peut être obtenu avec des technologies existantes, voire sans technologie du tout. Un arrangement organisationnel différent, par exemple, peut avoir un impact énorme.

La deuxième, c’est qu’il doit y avoir un travail déterminé sur les usages d’une technologie donnée. C’est beaucoup plus compliqué qu’il n’y paraît, pour la raison suivante: la plupart des usages au début vont naturellement être dans la continuité du modèle existant. Quand une nouvelle technologie émerge, on va tout de suite se demander comment elle peut nous permettre d’améliorer notre modèle, puisque c’est dans celui-ci qu’on pense. « Protéger l’infanterie » répond l’officier français en pensant au char en 1936. Ce n’est pas inutile, mais il faut savoir inventer des usages totalement nouveaux. Il faut ici un esprit entrepreneurial assez libre capable de faire un pas de côté par rapport aux modèles dominants de l’organisation et, évidemment, une capacité créative pour imaginer des modèles alternatifs.

La troisième implication est que même avec les usages les plus innovants et en rupture, on peut être bloqué et rester au stade artisanal. Le passage à l’échelle, c’est-à-dire le fait que l’innovation passe vraiment en utilisation réelle avec un véritable impact, nécessite un dispositif organisationnel approprié d’accompagnement et de protection. Cela tient à la fois du gilet pare-balles et de la rampe de lancement. Le gilet pare-balles parce qu’il faut protéger l’innovation, car le fait même qu’elle soit en rupture la rend fragile au sein de l’organisation; elle va par définition heurter les modèles existants. La rampe de lancement car il faut trouver le bon cadre pour la faire grandir, probablement en la logeant dans une entité plus ou moins autonome.

L’innovation de rupture n’est pas une question de créativité ou d’excellence technologique. C’est une question de management de modèles organisationnels et de modèles mentaux. Comprendre cette véritable nature est une condition indispensable à sa réussite et à son impact.

 

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